Miguel de Azambuja : Je me souviens d’un entretien avec Jacques Brel, à qui l’on pose la question classique : « Derrière quel rêve courez-vous ? » Et lui : « Je ne cours pas derrière, moi, je cours devant. » Jacques Brel se libère d’un coup du poids des conventions, et l’on a l’impression que désormais il peut commencer à parler. Ton métier d’analyste s’est toujours accompagné d’un travail éditorial important : tu as travaillé une quinzaine d’années à La Nouvelle Revue de psychanalyse, dirigé deux revues de psychanalyse, Le Fait de l’analyse et Penser/rêver, dirigé une collection à l’Olivier – tu en diriges une chez Gallimard… Chez toi, l’éditeur et l’analyste semblent aller de pair.
Michel Gribinski : Superbe, la réponse de Brel ! Fière, proche du « je ne cherche pas, je trouve » de Picasso. Quel dommage de ne pouvoir reprendre ses mots. De ne pouvoir courir devant soi comme dans Les Chariots de feu, le film de 1981 de Hugh Hudson, ou dans The Loneliness of the Long Distance Runner de Tony Richardson (1962). Hélas ! le psychanalyste avance pas à pas – quand il avance –, et l’éditeur avec lui. Ce sont des lents. Des amis du temps long et de la patience, qui corrigent peu à peu, en y revenant sans se lasser, les défauts de la trop grande vitesse. Ils proposent aux défauts de la pensée trop rapide une forme autre, plus simple et… déjà là. Bref, je n’ose même pas dire qu’ils trottinent. Alors, tu penses bien, leur attelage ! Un chariot de tout petits détails, de tout petits bouts, parfois du sur-place. Mais la réponse éclair de Brel est un modèle, parce qu’elle touche au but en sortant de la question, et c’est peut-être cela qui fait que l’attelage n’est pas artificiel : sortir de la question, la laisser pour des à-côtés plus fondamentaux que l’objet. Le psychanalyste et l’éditeur découvrent toujours à nouveau, grâce au patient, grâce à l’auteur, que lorsque le centre et les alentours changent de place, il se passe du nouveau.
MDA : On avance pas à pas, mais parfois aussi, c’est l’éclair : les choses s’accélèrent, les « tout petits détails » deviennent des fusées. Il y a un équivalent chez l’éditeur, lorsque le travail patient et long permet la nouvelle forme dont tu parles, qui était déjà là. Je pense ici à la phrase de Karl Kraus citée par Walter Benjamin : « Plus on regarde le mot de près, plus il vous regarde de loin. » Un autre des métiers impossibles (Freud n’en avait pas épuisé la liste) convoqués par cette phrase est celui de traducteur, activité que tu exerces aussi régulièrement. Des métiers « dans lesquels on peut d’emblée être sûr d’un succès insuffisant ». Il ne nous reste qu’à mieux échouer à chaque fois, comme disait Beckett.
MG : Oui… et non. La traduction est aussi une réussite : elle passe les frontières. De toute façon, l’analogie – s’il y en a une – tient plus à la forme du travail qu’à la forme de l’objet « mot ». Dans l’analyse comme dans l’édition ou la traduction, on vise à dégager la statue qu’il y a dans la pierre en retirant ce qui, autour, la masque et l’encombre. La paralyse. (Puis elle devient autonome, elle mène sa vie.) C’est la fameuse métaphore du per via di levare de Léonard de Vinci, que tout psychanalyste en train de naître a incorporée, bon gré mal gré, et dont Freud fait usage. Mais c’est moins la forme de la statue qui importe à l’analyste (à l’éditeur, au traducteur) que la forme du travail de dégagement. Encore que… Obtenir une belle statue, gracieuse ou musculeuse, dégagée ou puissante, ce n’est pas mal non plus.
Je n’adhère pas complètement à l’affirmation de Freud que l’analyse, la charge d’un gouvernement, l’éducation, la fonction parentale (curieuse série !), sont des métiers impossibles. Parfois, rarement d’ailleurs, les gens, oui, sont impossibles. Mais les métiers ? Freud, avec son goût de la langue simple et claire, classique, se moquait d’être bien ou mal traduit, dès lors que le traducteur n’escamotait ni l’inconscient sexuel infantile ni la mauvaise foi de certains contradicteurs (il aurait été servi aujourd’hui !). Qu’attend-on de l’éditeur ou de l’édition (il s’agit de l’editor au sens anglais, pas de la maison d’édition) ou de la traduction ? On sait bien qu’on ne parviendra pas à dire la « chose même », avec le mot juste, la phrase simple, si l’on croit que la chose est un objet. La faute, là, au langage : à peine arrivé, il est trompeur et fait croire à l’enfant qu’il (l’enfant) est tout-puissant et qu’il (le langage) vaut pour la chose toute nue. Mais il n’y a jamais que des représentations, et elles sont approximatives et provisoires. De toute façon, la question se place dans un autre champ pour les trois – l’analyste, le traducteur, l’éditeur : dans l’exercice de leur métier tout à fait possible, ils n’interviennent que sur des intentions. C’est là que le concept freudien de l’erraten, du « deviner », du « tomber juste », est le plus actif : interpréter, lire le crayon à la main, traduire, c’est deviner une intention, un mouvement de la vie de l’esprit.
MDA : Erraten, ce concept déterré du corpus freudien aide à percevoir l’écart qu’exige la psychanalyse, lorsqu’elle propose une autre manière de travailler. Si je pense à la technique par exemple, deviner met à l’abri du manuel de règles, du « mode d’emploi » psychanalytique, qui pourrait figer les interventions et éviter, justement, le mouvement dont tu parlais. Pour l’éditeur, il doit se produire quelque chose de similaire : être attentif aux intentions de l’auteur, cela vise à publier des textes vivants. À dessiner ce qu’on pourrait appeler une « ligne éditoriale » ? un « parti pris théorique », politique ?
MG : Un parti pris théorique, sûrement. Il n’y a de psychanalytique que ce dont l’énoncé trouve une ribambelle d’échos – dans la civilisation, dans l’histoire et, notamment, celle des religions, dans l’œuvre d’art, dans la littérature, mais aussi chez l’enfant en développement et, évidemment, chez le patient ; enfin dans la théorie – ce qu’on appelle la métapsychologie. On tombe vite, là, sur deux écueils : l’écueil explicatif, ou écueil clair ; et l’écueil dogmatique, ou écueil terroriste. Quand tout devient clair – premier écueil –, il n’y a plus de relief. C’est le reproche que fait Jean Paulhan à un auteur : de la lumière partout supprime le relief (cf. sa correspondance avec Georges Perros). Et le lecteur psychanalyste, d’abord enchanté – il a tout compris – se demande ensuite à quoi cela sert. Et si tout comprendre ne servait à rien en psychanalyse ? Le second écueil, l’écueil terroriste, obéit à un autre maître que Freud : il sert à contenir la pensée freudienne à l’intérieur de l’orthodoxie d’un autre, et ne trouve son apaisement que dans l’acquiescement idéologique de cet autre. Or, soit cet « autre » est de ce monde, et l’aliénation à son accord est de nature sectaire ; soit il est mort, et son accord imaginaire n’est jamais suffisant : jamais ça. Que mon dieu mort attend-il de moi ? C’est une vraie question pour moi aussi – et, d’ailleurs, on ne dénonce jamais chez autrui que ce que ce que l’on perçoit en soi-même de pire, terrorisme y compris. En plus, la vie est bien faite : c’est moi qui élis le dieu dont j’attends le soutien inconditionnel…
S’il y a une troisième voie, c’est celle de prendre au sérieux la déclaration de Freud, quand il se réfère à la métapsychologie qu’il appelle sa « sorcière » par allusion à une scène du Faust de Goethe, où le diable lui-même a besoin des incantations obscures de la sorcière. Freud écrit : « Sans fantasmer métapsychologiquement, on n’avance pas d’un pas. » Et voilà la métapsychologie devenue politique de liberté, et de liberté souriante. Freud serait-il content de voir qu’il a donné naissance à des théoriciens aussi intelligents que rigides ? Je prétends (je ne prends guère de risque) que ce n’est pas le mode de pensée qu’il aurait souhaité voir se développer. Pas son propre mode de pensée, en tout cas. Ici encore, c’est le chemin qui compte, pas l’objet (mais évidemment, l’un ne va pas sans l’autre). C’est le per via di levare, c’est l’« incroyable légèreté » de la voie théorique, contrée sans verrou. Chaque concept y est une frontière poreuse, chaque concept est aux limites – donc sans limite définitive. On imagine une contrée où tout est migrant.
MDA : Jean-Bertrand Pontalis parle dans ce sens de la « capacité migratrice » de la psychanalyse. Je me demandais, en t’écoutant, si, par les temps qui courent (et non pas devant eux précisément), cette capacité n’était pas perçue plutôt comme une menace que comme une chance. Je pense ici en termes politiques, bien évidemment, mais aussi en termes théoriques, où la via di porre (l’ajout, la liste de choses à faire pour être heureux) prend le pas sur la via di levare (le fait d’ôter) dont tu parlais : il s’agit de ne pas laisser de la place justement, de rendre de plus en plus difficiles les espaces dégagés.
Miguel De Azambuja
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