Pourquoi cette question « Que devient la psychanalyse ? » dans notre journal ? Sans doute pour contribuer à nuancer ou à contredire des vues simplificatrices, voire réductrices et caricaturales, générant des malentendus importants qui ne sont d’ailleurs pas sans conséquences sur les décisions publiques de santé.
L’ensemble de ces articles est volontairement hétérogène : la psychanalyse n’est pas une, mais au contraire extrêmement diverse, dans des débats et des recherches sans cesse renouvelés. Cela a été le cas très tôt dans son histoire, mais l’est davantage actuellement. Non fixée à l’époque de Vienne ou immobile dans une sacralisation des écrits de Freud (d’ailleurs lui-même toujours en recherche, dans un remaniement constant de ses avancées théoriques), sa pratique s’est considérablement étendue au fil du temps, de plus en plus ouverte et élargie, dans une confrontation à des cliniques à peine abordées dans les temps de son origine : psychose, trauma avec sa transmission transgénérationnelle, adolescence, petite enfance, autisme, addictions, graves maladies somatiques, liens au groupe et au collectif… Cette évolution a souvent nécessité des ajustements de la technique et toujours davantage d’approfondissements de la réflexion.
Fortement engagés, quoique dans une réserve de jugement, les psychanalystes travaillent en séance avec leurs angoisses, leurs pensées, leurs questionnements, leurs théories (toujours plutôt en arrière-plan, alors) et leurs impossibilités parfois à penser, avec leur sensibilité et leur histoire bien sûr prise dans l’Histoire, souvent dans des résonances avec les blessures enfouies, avec leurs sensations mouvantes, les transformations en images et les rêveries. Ne leur faut-il pas naviguer le plus librement possible entre ces temps et ces modes divers de leur monde interne afin d’entendre les patients ? Depuis longtemps, nous savons qu’« entendre » n’est pas nécessairement « comprendre » et nous savons – croyons-nous – renoncer aux explications plus ou moins simplistes et univoques ; mais la tentation est grande, face à la difficulté de certaines rencontres, de recourir à la théorie comme on recourrait à un diagnostic : pour obturer l’énigme vertigineuse que constitue cet autre, étranger, qui tente de se faire entendre. Pourtant, pouvoir aimer l’étrangeté des autres et l’étrangeté à soi-même – être aimanté par cette face obscure – devrait être la première des qualités requises pour exercer la psychanalyse… bien qu’elle ne puisse que s’éclipser parfois.
La nécessité où elle est de rester éloignée des certitudes, de ne jamais fonctionner comme l’application d’une théorie, mais au contraire dans une inventivité constante – certes réfléchie, étayée sur l’expérience et sur la transmission –, s’accommode mal des principes de rentabilité forcenée, de rapidité, de « transparence », d’efficacité immédiate du monde contemporain. Le cheminement en train de frayer de nouveaux chemins requiert une certaine lenteur et plutôt la pénombre que le feu des projecteurs.
Pourtant, une partie d’une génération d’analystes (dans cette génération née immédiatement après guerre, qui s’élançait dans un monde où tout semblait à nouveau possible après le désastre) a cru pouvoir occuper le devant de la scène dans la culture de son époque (autour des années 1970) ; elle a prétendu trop souvent détenir les clés pour interpréter notre monde. Cette psychanalyse-là est devenue « à la mode », avec des excès aux conséquences toujours actuelles. Certains cultivent encore leur nostalgie de ces temps-là ; leurs petites madeleines sentent un peu le ranci, mais leur odorat s’est émoussé : ils continuent néanmoins à y retrouver leur jeunesse analytique ; ils souhaiteraient même parfois engager les nouvelles générations à y goûter jusqu’à s’en satisfaire. Mais non seulement le rapport à la théorie s’est considérablement modifié – l’expérience aidant, on y cherche des points d’appui, variés, pour penser, et penser toujours plus finement, et non des vérités arrêtées (rassurantes ?) ou des « recettes » rassemblées dans une théorie unique –, mais également la position par rapport aux institutions : les jeunes analystes considèrent souvent celles-ci comme un « mal nécessaire » – oui, il est nécessaire d’échanger et de débattre, et ainsi de se situer dans une transmission –, mais ne se sentent nullement en dépendre. Ils se situent dans une certaine prudence (méfiance ?), car ils sont plus conscients des risques – inhérents à tout groupement humain – de soumission à la pensée d’un autre ou encore du confort de l’entre-soi, ou bien encore des seules logiques institutionnelles…
Ces articles, presque tous écrits par des psychanalystes – connus ou non – disent l’importance d’une psychanalyse ouverte, dénuée d’arrogance, diverse et toujours en recherche, dans un monde qui tend trop souvent à des points de vue simplificateurs, à la rentabilité à court terme, à l’écrasement des singularités et de la subjectivité dans une hyperexcitation sensorielle, à une accélération qui fait perdre consistance.
J’ajouterai une mention particulière pour le texte d’un non-analyste : j’aime le travail de Denis Podalydès (ce n’est certes pas original !), peut-être parce que, dans la fluidité de ses personnages et dans leur épaisseur, se pressentent des voisinages avec l’expérience analytique : jamais ils ne laissent leur horizon s’obturer, toujours ils « courent devant eux », selon la formulation reprise par Michel Gribinski et Miguel de Azambuja pour donner son titre au beau dialogue qu’ils signent ici. Et cet artiste nous a offert l’insigne plaisir – et l’honneur – d’écrire un article subtil pour La Nouvelle Quinzaine : souhaitait-il ainsi nous donner à entendre la profonde parenté de la création artistique ou littéraire avec la pratique de la psychanalyse parmi nos précieux îlots de résistance dans une époque inquiétante ?
Annie Franck
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