Le matériau est écrasant et l’on ne mentionne que pour mémoire la littérature « secondaire » des spécialistes et les études fouillées du volume annuel de la société Goethe, le Jahrbuch de la vénérable Goethe-Gesellschaft… Mais si la vaste maison du Frauenplan à Weimar a accueilli d’innombrables voyageurs qui ont tous laissé un témoignage, bien peu ont eu accès à l’austère bureau où travaillait Goethe. Il demeure une personnalité énigmatique, insaisissable, « incommensurable », selon un de ses termes.
En outre, il existe déjà d’innombrables biographies, certaines populaires, d’autres savantes – dont celle, monumentale, de l’Anglais Nicholas Boyle, en cours –, certaines « incontournables » comme celle de Wilhelm Bode, d’autres encore marquées par l’idéologie, comme celle de Gundolf en 1916. Goethe lui-même, dans Poésie et Vérité, a donné de sa vie, de sa naissance en 1749 à son arrivée à la cour de Weimar en 1775, un récit riche et subtil, une autoanalyse souveraine qui rivalise avec les Confessions de Rousseau et devant laquelle Freud lui-même s’est incliné.
Il est vrai aussi que chaque époque doit découvrir ou inventer son propre Goethe (son absence même pourrait être le symptôme d’une certaine déshérence intellectuelle). L’oeuvre est si « protéiforme » que chacun peut y trouver la formulation de ses interrogations : jadis le romancier de la révolte adolescente avec Werther, plus tard le transcripteur inspiré de l’Orient et des folklores nationaux, naguère le critique « olympien » du romantisme, voire « le valet des princes », aujourd’hui, le Goethe « phénoménologue » ou, dans le Second Faust, le critique, écologiste avant l’heure, d’un siècle « vélocifère » et destructeur.
Le philosophe Rüdiger Safranski, dont les élégantes et substantielles biographies de Schopenhauer, de Nietzsche et de Schiller ont rencontré un vrai succès en France comme en Allemagne, s’est attaqué, logiquement, au cœur de la culture germanique, à l’écrivain qui n’a pourtant cessé d’ironiser sur ses « chers Allemands », tant il se sentait incompris par eux. Safranski, qui, comme l’indique le sous-titre de sa biographie, voit en Goethe une « œuvre d’art de la vie », assume pleinement la confusion entre vie et œuvre ; il voit même dans la « littératuralisation de la vie » la clef de l’œuvre. Pour Goethe, dès les premiers poèmes d’amour de l’étudiant à Leipzig, il est capital de donner à l’instant intensément (sincèrement ?) vécu la permanence d’une œuvre et la forme d’une image. La confusion créatrice entre la vie et l’œuvre – si contraire aux approches contemporaines du texte – est ici au cœur du processus de création.
Il ne s’agit pas ici de faire de la vie de Goethe, séducteur inconstant et ministre prudent du duché de Weimar, on ne sait quel chef-d’œuvre surhumain, un modèle d’existence à méditer ; pour Safranski, biographe de Nietzsche, c’est l’existence humaine elle-même qui trouve en Goethe sa manifestation la plus libre, avec ses lumières et ses ombres. Mêlant dans un tissu continu les citations et sa propre présentation des faits, sans chercher (en apparence) d’autres sources que les œuvres mêmes – dans l’édition richement annotée dite « de Munich » (MA, chez l’éditeur Hanser) –, Safranski évoque de façon critique les épisodes bien connus – comme l’idylle de Sesenheim ou les relations avec Schiller – et donne vie aux moins connus, comme les rapports ambigus avec sa sœur Cornelia et avec Charlotte von Stein, ou le rôle du poète à la cour de Carl August. D’où le remarquable sentiment d’unité et de continuité que donne cette biographie, qui réussit le tour de force d’embrasser une vaste information avec, malgré tout, une certaine alacrité d’écriture, quasi feuilletonnesque, de nature à réconcilier les Allemands cultivés d’aujourd’hui avec leur encombrant grand homme.
Écrivain ancré dans le réel et pourtant prophétique, Goethe, mort en 1832, a perçu dans son Second Faust, comme le rappelle Safranski, l’essentiel du XIXe siècle : « la marche triomphale de l’industrie, l’ère des machine, la mobilité croissante, l’accélération, la diffusion de la communication, la croissance des villes, l’irruption des masses en politique et dans la vie publique ». Face à cela, face à la « société du risque » et à la prééminence de l’utilité sociale, Goethe ne se réfugie pas dans une vision passéiste – il s’enthousiasme pour les chemins de fer naissants –, mais défend, en littérature, une forme de liberté humaine, celle qui se manifeste dans une « activité » multiforme, cette Tätigkeit dont il attendait même une forme de survie… Safranski ne dresse pas le tableau d’un homme héroïque, mais décrit une personnalité qui, sans chercher à revendiquer en termes politiques la liberté (Goethe est trop conservateur pour cela), sut être elle-même libre et, selon la formule nietzschéenne de la conclusion, « devenir ce qu’elle était ». « Il n’a jamais revendiqué la liberté – écrit Safranski dans sa conclusion – en termes rhétoriques ou politiques – mais il l’a vécue. Les circonstances lui ont été favorables, mais même une liberté dont on hérite doit être d’abord conquise avant d’être possédée. Goethe a utilisé sa liberté de manière créatrice. »
Pour sa part, Jean-Yves Masson, dans un « roman » qui se situe plutôt à mi-chemin entre la nouvelle et l’essai, a choisi de prendre comme point de départ un événement qui fut pour Goethe l’occasion d’un échec apparent : l’incendie du théâtre de Weimar en 1825, un accident dont les conséquences sont observées de près par un jeune Anglais venu dans le duché apprendre l’allemand et devenu l’ami d’Eckermann.
En 1798, l’ancienne Comédie de Weimar, une « salle de bal et de redoutes » avait été transformée et agrandie selon les plans d’un architecte venu de la cour de Stuttgart, Thouret. Elle avait été inaugurée le vendredi 12 octobre 1798 par un discours de Goethe et Le Camp de Wallenstein de Schiller : depuis lors, Goethe avait animé ce théâtre en veillant, en intendant, à tous les aspects, y compris les plus matériels, de la gestion d’une troupe d’acteurs. C’est l’âge glorieux de la collaboration avec Schiller et l’acteur Iffland ; Goethe fait jouer des pièces ambitieuses (son Egmont) et d’autres plus conformes aux attentes du public : Voltaire, Racine, Shakespeare, Gozzi. Même s’il abandonne ses fonctions, las des caprices des actrices et de l’indifférence du public, Goethe continue à s’intéresser au sort de ce théâtre, et l’incendie de 1825 lui donne l’occasion de rêver avec l’architecte Coudray à un théâtre digne de lui, de la cour de Weimar et de la littérature allemande. Il prépare les plans d’un grand théâtre rond, mais des intrigues de cour, des jalousies, des considérations financières conduisent le grand-duc de Weimar, son protecteur depuis si longtemps, à renoncer brusquement à ce projet. On préfère construire à l’économie un théâtre qui durera tout le siècle.
Comment Goethe a-t-il réagi à cet échec ? Selon le postulat ingénieux de Jean-Yves Masson, la réponse du poète à ce désaveu politique fut la discrète organisation d’une représentation entre amis de La Flûte enchantée, ce qui donne lieu à des réflexions développées sur la symbolique de cette œuvre et sur la suite que Goethe avait projeté de lui donner. Le Goethe qui se révèle ici dans l’échec est assez proche, en définitive, de l’image qu’en donne Safranski : c’est un Goethe « résilient » comme on dit désormais : « Lorsqu’un malheur survient, lorsque la mort nous frappe, lorsque la destruction nous menace, il importe de réaffirmer au plus vite les forces de la vie » et, ajoute le Goethe de Masson, de former au plus vite « un cercle enchanté ».
Jean Lacoste
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