Cette nouvelle nous a été proposée dans le cadre du concours clôturé le 20 décembre 2024. Outre Éric Gontier, les finalistes étaient Daniel Augendre, Rafaël Ben Haïm, Samaël Berger, Léa Bigerel, François Charlot, Sybil Collas, Pierre Désesquelles, Jordi Gallizia, Isabelle Gartner, Guilaine Grasset, Marine Guéquière, Thomas Guestin, Céline Laforge, Christophe Le Maux, Emmanuel Martrou, Isabelle Monfort, Gilles Philipps, Anabelle Plait, Jean-Edouard Reuglewicz, Denis Roditi, Martin Samper, Thierry Schultz, Magali Serrano, Thomas Vignau et Céline Wagnon.
La pluie tombait goutte à goutte, inlassablement, monotone, depuis sept jours consécutifs. Quelle drôle d’idée nous avions eue de partir pour Vancouver au milieu de janvier ? Nos parents nous avaient prévenus : un voyage aussi lointain quelques jours avant notre mariage, ce n’était pas une brillante idée. Il fallait organiser les choses au plus près, nous avions prévu d’inviter deux cents personnes, la rigueur était de mise, le dilettantisme exclu. Nous n’avions pas voulu les écouter. Il y avait tous ces points de bonus offerts par la compagnie aérienne, qui s’étaient accumulés depuis deux ans, qu’il fallait utiliser impérativement avant la fin du mois de janvier... Et j’avais prévu de terminer un manuscrit auquel ne manquaient que les deux derniers chapitres.
Mais la pluie tombait sur la ville presque continûment. Toute la journée, c’était une muraille d’eau solide qui vous cernait, quelque direction que vous preniez. C’était trop humide pour faire du vélo, trop humide pour faire autre chose que de tenter d’y échapper. On disait de cette pluie qu’elle poussait les gens au suicide, que chaque année l’hiver mettait à rude épreuve même les plus forts.
Le matin, Élise et moi avions pris l’habitude de chausser des bottes étanches, d’enfiler des gants de pluie et de nous recouvrir d’un large imperméable acheté sur place, avec capuchon couvrant la moitié haute du visage, retombant sur le bout du nez. Le soir, nous retirions nos chaussettes spongieuses et nos pantalons imbibés. Durant tout le jour, j’étais accablé par la pluie, surtout quand je cheminais péniblement, un pied devant l’autre, de notre appartement de location vers le bistrot le plus proche dans l’espoir de passer quelques heures à écrire. C’était une pluie que vous ne pouviez ignorer. Elle vous enveloppait de telle sorte que même marcher jusqu’au coin de la rue était un supplice. Les éclaboussures remontaient du sol à tel point qu’il était impossible de se maintenir au sec, fût-ce pour quelques mètres.
Élise était de moins en moins jolie. L’humidité rendait ses cheveux poisseux, lui donnant l’air d’un petit canari étonné, sans défense. Elle n’avait plus la fière chevelure que je lui connaissais, mais comme une demi-coquille d’œuf posée sur son crâne. Cela me troublait beaucoup : comment les mêmes cheveux pouvaient-ils se métamorphoser par le simple fait de la météo et produire deux effets aussi contradictoires ? Autre chose me tourmentait au sujet d’Élise : le manque de lumière affadissait son teint et c’était à un point tel que je me demandais si elle n’avait pas contracté un méchant virus à notre arrivée sur le sol canadien. Je n’osais pas lui conseiller de consulter un médecin. Mais ma méfiance augmentait de jour en jour. Je réalisais finalement que je ne l’avais côtoyée que par beau temps, cette femme qui devait devenir mienne. Nous avions connu des jours venteux, des jours gris mais jamais de jours pluvieux et certainement pas cette succession en apparence interminable de séquences de pluie fine, grosse, fine, grosse, entre deux accalmies de quelques heures. Nous n’avions jamais subi ce climat épais, gluant, qui enveloppe tout de désespoir et auquel les plus vaillants ne résistent pas.
Élise de surcroît s’empiffrait du matin au soir sous prétexte de se réchauffer. Je la voyais devenir une femme épaisse, rondelette, une de celles dont on doit réfléchir pour savoir si, oui ou non, on les trouve jolies. Mais jolie ou pas, cette femme-là, je l’épousais dans trente jours...
Le mariage approchait et l’entourage s’agitait, à distance heureusement. Les appels de sa mère provoquaient chez moi une tachycardie qui ne cessait que plusieurs minutes après la fin de la communication. Elle nous interpellait sur le menu, la musique, les plans de table. La plupart du temps, la conversation restait limitée à la mère et la fille. Mais il arrivait que l’on me prenne à partie pour départager un point de désaccord. Là je me tendais. Je bouillonnais intérieurement. C’était devenu difficile d’endosser le rôle du futur marié heureux et impatient. Pourtant c’était moi qui avais pris l’initiative de ces épousailles six mois auparavant. Était-il normal d’avoir ce genre de réactions quelques jours avant l’engagement ?...
Puis ce fut le décompte infernal qui devait nous conduire vers notre mariage. Les courses, les essayages, les cartons d’invitation, qui auraient pu n’être que de banales corvées, se transformaient en épreuves insurmontables, en raisons supplémentaires d’affronter la pluie. Élise avait eu l’idée saugrenue de choisir sa robe à Vancouver. Fréquemment elle sortait dans la perspective de quelque rendez-vous dans des échoppes confidentielles. Nous nous étions plusieurs fois querellés au sujet de nos rôles respectifs dans cet enchevêtrement de visites. Elle insistait pour que je l’accompagne, j’invoquais l’importance de préserver l’effet de surprise.
Pendant ce temps, les gouttes tombaient impassibles, indifférentes à nos réactions. Cette pluie ne produisait aucun son. Pas de tambourinement réconfortant ni de bourrasque. Le ciel s’écoulait. Tout simplement. Et ce flot constant était absorbé silencieusement par le sol.
La pluie tombait depuis vingt jours et depuis vingt jours je n’avais plus aucun désir pour Élise. Chaque soir, je me couchais, elle se couchait, puis nous dormions d’une traite jusqu’au matin. Le jour du retour approchait et c’était un soulagement. Je pensais aux jours suivants sans jamais leur accorder la gravité de circonstance. L’idée du mariage se dissolvait dans mon esprit. C’était presque une idée du passé. Une idée qui laissait place à une autre. Celle de la libération.
Au moment de poser les valises sur le tapis roulant de la zone d’embarquement, je fus pris d’une vive angoisse. Bientôt les invités commenceraient à confirmer leur venue, bientôt je devrais répondre aux appels et aux courriels des uns et des autres au sujet de la cérémonie et de la fête à venir. L’hôtesse remarqua mon hésitation et m’interrogea du regard. Je réussis à masquer provisoirement ma tempête intérieure et embarquai aux côtés d’Élise. La première chose que j’attendais du retour était de retrouver un sol sec. Ce fut le cas. Jamais je ne fus aussi heureux de retrouver Paris. La fraîcheur de l’air me parut presque douce, le soleil caressait mon front, j’étais chez moi. Pour que mon bonheur fût total, ne restait plus qu’un obstacle : mon mariage. Essayer de parler avec Élise, demander un report, un délai de réflexion supplémentaire. Oui, il fallait temporiser. Faire un point sur l’état clinique de notre union. Un diagnostic lucide. Certainement tout n’était pas perdu entre nous. Nous étions heureux depuis deux ans et ce n’étaient pas trois petites semaines malheureuses à Vancouver qui pouvaient tout annuler. Non... il fallait juste redonner un peu de couleur à notre histoire avant de s’engager pour toujours.
Armé de ces bonnes intentions, je me mis à chercher Élise du regard autour du tapis qui recrachait les valises des passagers. Mais ne la vis pas tout de suite. J’aperçus sa valise tournoyer autour des jambes des passagers de notre vol mais je ne voyais toujours pas la silhouette d’Élise s’avancer pour la récupérer. Je saisis sa valise avec la mienne et poursuivis vers la station de taxis, persuadé d’y retrouver ma future femme. Mais rien. Où donc était-elle ? L’inquiétude me gagnait. Quand j’entendis le son familier d’un message entrant sur mon téléphone portable. C’était elle. Un message qui disait qu’elle annulait le mariage, qu’il n’était pas trop tard pour le faire, pas trop tard pour me dire que tout était fini.
Éric Gontier
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