La première lettre recueillie ici date de 1981. C’est quinze ans après leur bac, après les études, après les années militantes, après les débuts dans la vie adulte. C’est aussi un an avant le décès de Jean-Marie Pontévia (1930-1982), qui fut le professeur à l’université de Bordeaux et l’ami de Jean-Paul Michel. Le jeune poète[1] publiera d’ailleurs, de manière posthume, trois ouvrages d’esthétique de son aîné aux éditions William Blake & Co, maison qu’il a fondée en 1976. Avec une confondante simplicité, l’écrivain fixé à Bordeaux le confie à son ancien condisciple vivant et travaillant désormais en région parisienne, le romancier et prosateur Pierre Bergounioux : « Depuis la mort de Pontévia, je n’avais plus personne avec qui pouvoir parler ainsi. Notre conversation de l’autre jour est venue à son heure. »
Celui-ci devient alors son interlocuteur privilégié, et les deux hommes ensuite n’interrompront plus ce dialogue passionné et passionnant. Bien sûr, il y aura des années plus fastes que d’autres, mais ces lettres, qui sont parfois l’impérieux prolongement d’une conversation commencée de vive voix, ne se départiront plus de ce ton particulier fait d’exigence intellectuelle presque âpre et d’amitié chaleureuse, enthousiaste. C’est ce que dira à sa manière Pierre Bergounioux, le 5 octobre 2016 : « Cinquante années pèsent très lourd dans la vie des mortels. Les amitiés de l’adolescence s’estompent, le plus souvent, avec elle. Oui, c’est une chose singulière et belle que deux minces gamins d’une lointaine province aient cru devoir rester liés envers et contre tout – poésie/prose, trotskisme/stricte orthodoxie soviétique, grand Sud-Ouest/grande banlieue de Paris, j’en oublie – ce qui aurait dû les opposer, les éloigner, les séparer. Je me répète : nous avons bénéficié d’un instant de grâce. Tu l’as vu et tu l’as suivi. Je l’ai senti, faute de mieux, mais la sensation a persisté. »
C’est un vrai plaisir, pour le lecteur habitué à ces deux œuvres, de retrouver la prose méticuleuse, tenace, pleine de considérations historicistes et de précautions sociales, du romancier qui creuse sans dévier son sillon. Et c’en est un autre d’entendre les réponses pleines de vigueur, de convictions nourries de philosophie allemande et de poésie incandescente de son interlocuteur, qui a voulu se vouer « non aux longues et belles chaînes des discours démonstratifs » mais à la fulgurance, au « savoir du non-savoir ». Nous y retrouverons avec un bonheur identique leur façon particulière d’être au monde : celle de Jean-Paul Michel, perpétuellement en alerte, attentif au moindre détail comme aux plus vastes débats, et celle de Pierre Bergounioux, qui rumine toujours opiniâtrement et prodigieusement le passé.
Certaines préoccupations connues du romancier, la mort de ses proches, sa certitude que certains Corréziens, dont sa femme Catherine et Jean-Paul Michel, sont les héritiers de la « grande plaine orientale » et des « hordes mandchoues », son goût pour l’étymologie – en l’occurrence ici en ce qui concerne son propre patronyme –, reviennent ici. Quelques admirations contagieuses du poète, sa dilection pour l’abstraction spéculative, mais aussi pour l’exil, la fuite vers l’Océan et ses « lumières maritimes », se reconnaissent également, comme saisies à leur état naissant. Nombreuses aussi sont les pages dans lesquelles Jean-Paul Michel accuse réception des ouvrages que lui envoie son prolifique ami. Mais là encore, nous sommes bien loin des simples usages sociaux. À chaque fois, le poète se livre à une lecture attentive, précise, minutieuse presque, qui témoigne de l’exactitude de ce qui a été saisi de leur vie passée et qui souligne les progrès accomplis, les obstacles littéraires surmontés. Nulle flagornerie entre ces deux-là, mais un dialogue serré, continu et qui s’inscrit dans le long cours d’une amitié que les distances n’atténuent pas.
Les sentiments fraternels et les différences constatées, âprement analysées, disséquées avec la passion de la vérité qui les anime, dominent cet échange de lettres. La valeur d’un texte, la vision qu’il porte et l’oreille qu’il faut pour l’entendre, le comprendre et l’apprécier au moment où il paraît, voilà les débats qui les agitent. Jean-Paul Michel soutient que ce qu’ils écrivent doit « tenir » devant « une page d’Homère, de Dante, de Shakespeare, de Hölderlin, de Rimbaud », quand son interlocuteur affirme nettement que ces œuvres-là ne sont tout simplement plus possibles aujourd’hui (sous-entendant ainsi qu’on ne peut donc les comparer avec la production actuelle). Les arguments du romancier sont volontiers historiques, sociologiques, et revendiquent « une noblesse inhérente à l’emploi délibéré de la raison », tandis que ceux du poète sont portés par une sorte d’absolu, un feu rimbaldien qui brûlerait tout sur son passage. Leur « dispute », au sens presque théologique, concerne aussi la valeur des œuvres de Louis-René des Forêts et de Hölderlin, que Pierre Bergounioux voit comme un poète trop englué dans la « propension allemande à la ratiocination », quand son camarade le perçoit non pas comme un Allemand, mais comme un homme qui « chercha, stylistiquement, métaphysiquement, amoureusement, une issue poétique vers l’antique et, dans l’antique, au premier chef, le soleil grec, politique, esthétique, et moral, école dont il attendait qu’elle lui permette d’accéder à “ce qui est le plus difficile : se servir librement (en art) de ce qui nous est propre” ».
Mais l’amitié est la plus forte et après avoir pris acte de leurs désaccords, les deux épistoliers conviennent volontiers que, dans leur histoire, là n’est pas l’essentiel : « Si ces “petites différences” font le désespoir des logiciens, elles font le plaisir de l’échange amical. » Car leur grande affaire, qui forme l’essentiel de cette correspondance et assurément sa part la plus émouvante, c’est le sentiment que tous deux ont eu la chance historique de pouvoir échapper à la misère morale et sociale qui régnait alors en Corrèze. Pierre Bergounioux, par tempérament plus sensible aux souvenirs, ne cesse d’y revenir : « Des gueux, enlevés par le mouvement historique à leur relégation millénaire, à l’autarcie, à la stupeur, ne peuvent plus ne pas se demander ce qui leur arrive… », avant d’ajouter, quatre ans plus tard, en 2016 : « Mes premiers souvenirs sont pleins de sombre, celui du sol ingrat qui nous porte, du décor resté des années trente, du rationnement, de la sévérité de la société patriarcale, de l’étroitesse provinciale… Le printemps, la couleur, l’audace, les rires arrivèrent à point nommé, avec nos quinze ans. On a eu ça et personne avant nous et ça ne se reproduira pas. » Pierre Bergounioux repense souvent, avec éblouissement presque, à son ami qui n’avait pas hésité à apostropher leur professeur de philosophie « dans le premier quart d’heure du premier cours ». Il avait eu immédiatement l’intuition que cet homme-là était un « détonateur pour libérer les énergies soudain rassemblées », et Jean-Paul Michel n’a de cesse de dire son admiration la plus vive pour les proses somptueuses et exactes que lui envoie son ancien condisciple. Le lecteur est éclairé à chaque page, réchauffé, par ce feu de l’amitié qui s’est allumé dès la première étincelle, la première rencontre, il y a un demi-siècle, et qui, malgré les années, brûle toujours avec la même vigueur.
[1]. Jean-Paul Michel est né en 1948 et Pierre Bergounioux en 1949.
Thierry Romagné
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)