« Vous êtes le seul auteur que je puisse lire, ligne après ligne, mot après mot, sans avoir l’impression que je perds mon temps ; avec le sentiment, au contraire, que je gagne quelque chose à chaque pas, au moins autant que lorsque j’écris moi-même… », déclare le 5 juin 1966 Francis Ponge à son cadet de trente-sept ans, Philippe Sollers. Ce dernier n’était pas en reste, d’ailleurs, écrivant tout de suite après leur rencontre à l’Alliance française, en 1957, combien son aîné prenait « place entre le monde et [lui], non à la manière d’un écran mais plutôt d’une lunette », ajoutant dans la même missive : « grâce à vous, on y voit mieux ». Voilà sur quelles bases d’amitié et d’admiration réciproque se développe cette correspondance de presque trois cents lettres, brouillons de lettres et cartes postales entre les deux écrivains. Soulignons non seulement la remarquable prescience de Francis Ponge, mais aussi son ouverture d’esprit quand il reconnaît immédiatement chez ce jeune homme de vingt et un ans qui n’a encore rien publié un interlocuteur digne de lui. L’échange épistolaire prolonge d’abord les conversations amorcées après les conférences de Francis Ponge à l’Alliance française, il va ensuite accompagner, approfondir, nuancer leurs rencontres ou les coups de téléphone qui ponctuent par la suite leur relation et dont l’auteur de La Rage de l’expression garde scrupuleusement trace dans ses agendas.
Bien sûr, dans les premiers temps, c’est d’abord Philippe Sollers qui est demandeur et qui rédige les premiers billets. Le ton en est respectueux, mais un humour qui peut évoquer le style léger de la marquise de Sévigné affleure aussi parfois. Ainsi, quand celui qui signe encore Philippe Joyaux en vient à évoquer les raisons qui l’ont poussé à prendre un pseudonyme au moment de la publication de son premier récit d’une trentaine de pages, Le Défi, dans la revue Écrire dirigée par Jean Cayrol : « Début octobre, voulant m’envoyer les placards la dactylo de Cayrol se trompe d’adresse et expédie le paquet à l’un de mes cousins. Le chef-d’œuvre est saisi, commenté, traduit en famille. La poule s’aperçoit qu’elle a couvé un serpent. Elle fouille dans mes papiers et y découvre – horreur ! – un manuscrit où, je crois bien, il est question de faire l’amour. Sur-le-champ, Cayrol est téléphoné, menacé des tribunaux (je suis mineur) pour des phrases précises et si je garde mon nom. » Mais rapidement ensuite, c’est Francis Ponge qui intercède auprès de Marcel Arland, Jean Paulhan, Philippe Jaccottet ou Michel Leiris pour recommander ce jeune homme qui l’étonne tant.
Certes, leur amitié déborde toutefois très vite des seules questions littéraires. C’est d’abord Philippe Sollers qu’il s’agit de faire réformer. La guerre d’Algérie n’est pas finie et la santé du jeune homme, fragile dès l’enfance, ne laisse pas d’inquiéter son aîné. Celui-ci fait immédiatement jouer ses relations, sollicite Gaétan Picon, André Malraux qui est ministre de la Culture. Ce sera ensuite la situation matérielle déplorable de Francis Ponge qui pousse son cadet à mobiliser leurs amis, à faire pression sur Gaston Gallimard pour obtenir une amélioration substantielle des revenus du poète. Mais les lettres feront le fond de leur relation et le Francis Ponge paru chez Seghers (1963) dont le texte de présentation est signé par Sollers en témoignera six ans à peine après leurs premières rencontres. Francis Ponge, de même, songera à une étude substantielle de l’œuvre de son interlocuteur dont il subsiste quelques notes, reproduites dans le livre. Tout cela culminera sans conteste dans les extraordinaires Entretiens réalisés pour France Culture en 1967 et dont la transcription et la publication les occuperont tant, tous les deux. Les préfaciers de cette Correspondance, Didier Alexandre et Pauline Flepp, dont il faut dire la rigueur et la précision des annotations, ont bien raison de souligner qu’entre les deux écrivains, c’est « une amitié, non une filiation ».
Ces deux-là, justement, se reconnaissent d’autant plus qu’ils souffrent l’un et l’autre de cette « curieuse solitude » qui est le titre du premier roman du Bordelais. Certes, Le Parti pris des choses (1942) a eu un certain retentissement en son temps, mais Francis Ponge souffre dans les années 1950 d’un relatif isolement : Gallimard ne s’intéresse plus à lui et, par exemple, son autre grand recueil, La Rage de l’expression (1952), paraîtra en Suisse, chez Mermod. Nul doute qu’il aimerait, sinon fonder une école, tout du moins accroître son influence dans la République des Lettres et étendre son lectorat. Sollers de son côté ourdit au Seuil, à ce moment-là, une revue ambitieuse et concurrente de la NRF et qui deviendra Tel Quel.
Cette correspondance entre les deux écrivains évitera d’emblée les belles phrases, les pages descriptives ou introspectives. Non pas qu’ils soient indifférents à ce qui les entoure et on lit souvent des notations de Francis Ponge exprimant son plaisir d’être à la campagne, dans l’Yonne d’abord puis dans les Alpes maritimes, des aveux de Philippe Sollers désireux de disparaître à Barcelone, à Venise ou sur l’île de Ré, mais pour eux l’urgence n’est pas là. L’urgence est de combattre la ladrerie des éditeurs, l’hostilité d’une certaine presse, les écrivains ennemis ou tout simplement concurrents, la marginalisation dont ils seraient menacés et le silence toujours susceptible de les recouvrir comme une censure qui ne dit pas son nom. Il y a sans doute un peu de paranoïa dans leurs analyses et leurs manœuvres germanopratines, mais aussi le formidable témoignage d’un temps où la voix des écrivains comptait, pesait dans les débats, où les revues rivalisaient pour capter l’attention des étudiants et des appareils politiques et où l’on croyait qu’un jour, son camp emporterait la victoire. Mais on lira avec davantage d’intérêt encore une étonnante lettre de Francis Ponge dans laquelle il veut rappeler à son jeune camarade au moment où celui-ci médite son Parc (1961), son livre le plus proche du Nouveau Roman, qu’à ses yeux, Alain Robbe-Grillet n’est qu’un épigone qui « n’existerait pas sans [lui] ». La fameuse querelle entre Roland Barthes et Raymond Picard à propos du théâtre de Jean Racine ou la réception du Lautréamont de Marcellin Pleynet trouvent également quelques échos intéressants dans cette correspondance. Mais c’est surtout, centrales, les questions du matérialisme et du langage qui retiennent l’attention du lecteur.
Alors qu’en 1966, l’ancien responsable syndical cégétiste, licencié avant-guerre à la suite d’une grève, s’est sensiblement rapproché de De Gaulle, Mao lance cette révolution culturelle qui enthousiasme Philippe Sollers et certains des camarades de son âge. Ceux-ci se radicalisent, dénoncent l’attitude du PCF et s’organisent en comité parallèle d’où fusent les déclarations tranchées, les anathèmes. Le dialogue devient difficile entre les deux auteurs mais il se poursuit, chacun prenant garde à ne pas froisser l’autre. On évite les sujets qui fâchent (la politique), on botte en touche, on se dispense de commentaires désobligeants et l’on continue coûte que coûte. La participation de Francis Ponge pourtant à un « appel à la formation d’un comité d’action culturelle en faveur de Georges Pompidou » aux côtés de Pierre de Boisdeffre et de Jean Dutourd, hommes de lettres marqués à droite, tend leur relation, le ton de Philippe Sollers se fait comminatoire. Mais c’est la réédition souhaitée par Seghers et l’auteur du Parti pris des choses du Francis Ponge par Sollers qui provoque la rupture. L’animateur de Tel Quel s’est éloigné de ce genre de pratique d’écriture et ne veut plus trouver le temps pour relire et éventuellement corriger sa présentation. La dernière lettre, écrite dix ans plus tard, est un mot de remerciement fort courtois de Sollers pour un envoi par Francis Ponge de sa Table. C’est un mot succinct, le lecteur sent qu’ils n’osent ni l’un ni l’autre revenir sur ce passé fiévreux, brûlant, et le regrette.
Thierry Romagné
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