Dans l’immédiat après-guerre, les communistes usèrent pour disqualifier leurs adversaires des termes « hitléro-trotskyste », « nazi » ou même « titiste », sans leur donner un contenu précis et sans qu’il renvoie bien évidemment à une réalité. Que le libéralisme politique donc n’ait pas bonne presse importe peu à l’historien de la pensée politique. Il me semble même qu’une des hygiènes du chercheur est d’éviter d’étudier ce qui lui est trop proche. Sans s’interdire pourtant les mises en rapport, les questionnements du passé que le présent aide, comme l’on sait, à formuler.
Il y a quelques décennies, des historiens découvraient que la seule opposition à l’absolutisme de Louis XIV était celle des théoriciens des origines de la monarchie française qui lui donnaient une origine germanique. Les tenants de l’absolutisme, leurs adversaires, la rattachaient à Rome et au pouvoir sans frein des empereurs. D’où la formule « les libertés françaises sont nées dans les forêts du Nord ». Et le débat, passablement abscons, sur la monarchie élective, le contrôle qui y exerçaient les pairs du royaume. Un ouvrage de grande érudition, aujourd’hui malheureusement oublié, d’Élie Carcassonne, Montesquieu et le problème de la Constitution française au XVIIIe siècle de 1927, retraçait avec précision les enjeux d’un tel débat, au fond plus politique qu’historique, auquel, Saint-Simon, revendiquant les droits de la pairie, avait pris part. Fait surprenant pour ces historiens lecteurs de Fénelon, de Boulainvilliers, des Tables de Chaulnes et de Montesquieu, entre autres, de découvrir que ces penseurs étaient traditionnellement rattachés à la réaction nobiliaire, et au clan des ducs. Quant au Montesquieu de L’Esprit des lois, on le considérait comme moderne parce que fondateur de la sociologie, comme l’avait expliqué dans un cours célèbre Raymond Aron. À bien y réfléchir, s’il était logique que Marat dénonce Montesquieu comme défenseur des droits féodaux, il l’eût été tout autant que Raymond Aron s’attache à ses analyses de la liberté. Louis Althusser, dans un de ses premiers textes, lui aussi oublié, Montesquieu, la politique et l’Histoire, de 1959, en comparant la démarche de Montesquieu à celle de Cristóbal Colón qui partit pour atteindre la Chine et découvrit l’Amérique, montrait que le défenseur des thèses féodales, mettait au jour des concepts qui n’avaient plus rien à voir avec ce qu’Althusser définissait comme le projet politique du philosophe. Cela posé, il faut se féliciter qu’on en revienne à l’analyse de la liberté chez Montesquieu.
Le livre d’Alain Gambier constitue une excellente synthèse qui, à travers la forêt de L’Esprit des lois suit et même traque la définition, l’analyse et la défense de la liberté politique auxquelles se livre Montesquieu. Cette recherche minutieuse et systématique reconstruit un ordre du texte et éclaire des passages, jugés parfois comme extérieurs à la démarche du philosophe pour ne pas dire hors sujet. Alain Gambier rappelle que la liberté telle que la définit et l’analyse Montesquieu n’est pas un concept abstrait. Elle s’articule sur ce que Montesquieu nomme « la nature des choses ». L’analyse de Montesquieu et la liberté consiste à déterminer à travers L’Esprit des lois, l’ensemble de ces choses et leur relation historique, c’est-à-dire en constante évolution, à la liberté. Mais rien ici ne renvoie à un déterminisme rigide. L’esprit d’une nation, notion sur laquelle Montesquieu s’attarde est le produit d’une histoire, mais par l’éducation il est susceptible d’une adaptation ou même d’une évolution.
La conclusion d’Alain Gambier est faite pour surprendre. Montesquieu avait pris comme point de départ une classification des gouvernements en trois catégories, mais « il faut bien reconnaître que plus le thème de la liberté s’affirme, plus cette classification semble insignifiante ». À tel point que revenant sur la liberté anglaise si importante pour lui, et sur cette remarque que l’Angleterre « serait une nation où la république se cache sous la forme de la monarchie », Alain Gambier avance l’hypothèse du « gouvernement innommé », forme véritable de l’État moderne, selon les vœux du philosophe, bien mieux et bien plus que l’absolutisme, comme le prétend traditionnellement l’histoire des idées politiques. Voilà un livre important et novateur, riche d’analyses clairement formulées, qui incite à la réflexion et appelle sans aucun doute à la discussion.
L’ouvrage de Michel Winock, comme il le reconnaît lui-même, est la mise à la disposition du grand public des travaux déjà anciens de Simone Balayé et de tous ceux qui ont étudié le milieu de Coppet. C’est à la fois une biographie et une analyse de la pensée politique de Germaine de Staël. La vie d’abord. Quelle vie ! Un grand milieu d’abord. Son père, financier, a été ministre de Louis XVI. Sa mère tient un salon que fréquentent hommes politiques, écrivains et philosophes. La fillette baigne très jeune dans la politique et le débat culturel qui deviendra une passion de sa vie. Il est sot de dire d’elle qu’elle était une fille à papa. Sans doute les appuis et la fortune de son père la servirent, mais que d’activités et d’efforts déployés par Germaine Necker, devenue Germaine de Staël par son mariage avec l’ambassadeur de Suède à Paris. Elle écoute, elle lit, elle rencontre des personnalités, elle suit la vie politique et littéraire, elle intervient par de brefs écrits sur l’actualité, et se livre à de pertinentes analyses sur les lendemains de la Révolution. Elle écrit des romans dont Corinne ou l’Italie en 1807, qui connaîtra un immense succès. À peine est-elle mariée qu’on commence à s’y perdre : les nombreux enfants, les amants plus nombreux encore, les voyages de Paris en Suisse, puis avec la Révolution, les exils en Angleterre, puis en Suisse et les retours en prenant des risques. Sous l’Empire, interdite de séjour en France, elle ira en Autriche, à Stockholm, en Angleterre et à Moscou. Elle est une femme d’une extraordinaire vitalité et d’une insatiable curiosité pour les êtres, les idées et les événements. Elle sera de l’Empire une adversaire irréductible et pourtant elle a voulu connaître le jeune général, vainqueur des Alpes et des armées autrichiennes. Michel Winock a raison de souligner qu’elle ne renonce à rien, à aucune des dimensions que peut revêtir une vie de femme. On comprend qu’elle ait séduit des hommes politiques, des penseurs dont Benjamin Constant, un ministre Narbonne, et bien d’autres encore. Mais aussi qu’elle ait été détestée et calomniée. On l’appellera « Messaline-Staël » ou « une hermaphrodite intrigante ». Certains de ses adversaires l’apprécieront et Napoléon lui-même, pourtant son ennemi juré, constatera « qu’elle était une femme d’un très grand talent ».
Pour qui la connaît mal, la masse de ses écrits d’intervention sur l’actualité révolutionnaire ou les enjeux du Directoire, ses analyses plus conséquentes des Considérations sur la Révolution française ou Des circonstances actuelles et autres essais politiques sur la Révolution, sans parler de ses romans, donne l’impression d’une activité d’écriture désordonnée. Un principe pourtant ordonne sa pensée. Elle est sincèrement républicaine, mais elle pose la liberté politique comme une valeur essentielle qui doit être garantie par le système politique et les règles qui le régissent. D’où son refus des partisans de la réaction aristocratique qui voudraient en revenir à la monarchie sans contrôle et des extrémistes jacobins. C’est parce qu’elle le juge liberticide qu’elle s’oppose à l’Empire. Michel Winock remarque qu’elle a parfaitement analysé dans De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations l’aveuglement idéologique de l’esprit de parti, dont notre époque a pu mesurer et mesure encore les conséquences tragiques. Cette riche biographie donne envie de lire ou relire Madame de Staël. Ce qui n’est pas un vain compliment.
Aux sources du libéralisme politique : Montesquieu et Germaine de Staël
Article publié dans le n°1015 (16 mai 2010) de Quinzaines
Montesquieu et la liberté Madame de Staël
(Hermann)
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