Cette école de pensée fut particulièrement attentive à ce trait décisif de la modernité : la technique assure le triomphe de la raison instrumentale. Les quatre textes réunis dans cet ouvrage annoncent l’essentiel de la pensée de l’écologie politique, c’est-à-dire la mise en valeur d’un projet révolutionnaire centré sur l’affirmation d’un autre style de vie, car le problème de la révolution se pose « sur le plan de la civilisation elle-même […] La révolution doit se faire par des hommes pour des hommes et ce qu’ils ont de meilleur entre eux », écrivent Charbonneau et Ellul dans leurs « Directives pour un manifeste personnaliste », premier texte de ce recueil. Quentin Hardy, qui a rédigé une remarquable introduction à ces textes pionniers, résume en dix points l’apport philosophique et politique de ces écrits de jeunesse.
Nous ne retiendrons ici que les thèses essentielles, à commencer par l’interprétation de l’évolution et de la crise du monde moderne par la multiplication d’un ensemble de techniques interconnectées constituant un nouveau substrat social à l’origine d’une croissance où désormais réside le seul horizon politique des sociétés modernes. La pensée critique de la technique conduit à mettre en cause, indissociablement, progressisme et industrialisme. Est ainsi mise en évidence la parenté de régimes politiques idéologiquement opposés portés par la mystique commune du progrès et du point de vue de la vie quotidienne : « le régime de l’ouvrier communiste est le même avec le stakhanovisme que celui de l’ouvrier américain avec le fordisme ». Bien avant James Burnham, Charbonneau et Ellul font le constat que la technique engendre un ensemble de pratiques et un imaginaire inédit transformant le monde social en un univers de fatalité, et l’homme de ce monde nouveau en prolétaire.
L’autonomisation de la technique est porteuse de l’irresponsabilité des hommes par l’extrême fragmentation de la chaîne d’action et de responsabilité, le but étant de trouver sans cesse de nouvelles efficacités économiques. Spectateur enrôlé dans et par la société, ce n’est qu’en se réappropriant et en choisissant les techniques selon des valeurs fondées sur leur utilité sociale que l’homme peut se dégager de l’hétéronomie qu’il institue. Dans « An deux mille », ultime texte de ce recueil, Charbonneau insiste sur l’invention possible d’un progrès technique « qui viserait à créer pour l’homme les conditions de la liberté : par exemple, en lui donnant du temps plutôt que du confort, en recherchant les moyens qui permettraient de développer sa part d’initiative, sa puissance d’action personnelle ». C’est tout un monde qu’il s’agit de créer, et la rupture avec l’empire de la technique passe par une transformation révolutionnaire des structures sociales. Finalement, selon les auteurs, pour rompre avec le « désordre établi » critiqué par les personnalistes, il faut provoquer un changement révolutionnaire permettant « à chacun de s’affirmer en tant que personne singulière dans un milieu à hauteur d’homme ».
Porteuse d’une nouvelle civilisation, la révolution personnaliste passe par un nouveau rapport à la nature : « Le sentiment de la nature doit être au personnalisme ce que la conscience de classe a été au socialisme : la raison faite chair. » Avec ces quatre manifestes proposés au lecteur sept décennies après leur rédaction, nous sommes dans la charge explosive de l’écologie politique naissante. Comme l’écrit avec talent Quentin Hardy, toutes les idoles de nos sociétés, « État, science, libéralisme, productivisme, sont mises en pièces », et de quelle manière !
Jean-Paul Deléage
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