Outre qu’elle catapulte des formules fulgurantes, on suit Marie Céhère avec un extrême plaisir dans sa démarche, car l’étude qu’elle intitule, non sans malice, s’agissant d’une icône à la beauté exceptionnelle, L’art de déplaire, balaie nombre de clichés et nous propose de découvrir un être profondément attachant, une « insoumise née » qu’aucune inhibition n’empêche de briser les tabous des rapports sociaux et sexuels, constat d’autant plus surprenant qu’elle est tout entière façonnée par les conventions de son milieu bourgeois et du contexte politique gaullien ( elle vénère le général de Gaulle ).
À quoi aspire Brigitte Bardot ? À être pleinement elle-même, radicalement différente de l’image dans le miroir que la société lui tend. À cet égard, des films comme Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963), qui divinise son anatomie, ou La Vérité (Henri-Georges Clouzot, 1960), qui transcende jusque dans la mort sa révolte contre les conformismes, sont de magnifiques révélateurs. Un trait caractéristique du statut de BB réside dans l’absence d’étanchéité entre le personnage et la comédienne, comme si la spontanéité de cette dernière entraînait le public à les confondre. Processus dangereux, condamnant Bardot à la vulnérabilité, à être adulée ou insultée selon les situations et le climat de l’époque. Voilà toutes les finesses entre lesquelles Marie Céhère slalome, révoquant la biographie psychologique, optant plutôt pour une approche sociologique, bénéficiant du recul temporel qui valorise sa réflexion. Sans agressivité, elle montre une jeune cinéphile d’aujourd’hui occupée à portraiturer une star du passé qui n’a rien perdu de sa gloire, quand bien même elle aurait vécu le paradoxe de tourner le dos à ce qui l’avait faite reine. Personnalité paradoxale, en effet, Brigitte Bardot, après avoir rejoint BB, redevient cette Brigitte Bardot qu’elle n’a jamais cessé d’être, définitivement fidèle, avec sa « moue boudeuse » et ses fesses sublimes, à ce qu’on se permettra de désigner comme sa vraie nature, maintenue jusqu’au bord de l’abîme qui aurait pu l’engloutir, à l’instar de Jill dans Vie privée (Louis Malle, 1962).
Selon un élégant dosage d’empathie et de distance, Marie Céhère procède à un découpage de la durée ponctuée par des sortes de bandes-annonces éclairant comme de l’intérieur l’état d’esprit des spectateurs ou celui de la star dans son ascension ou près de mettre fin à sa carrière : « B.B. incarne ce qu’aiment les Français » (François Nourissier) ; « Je n’ai jamais pris un plaisir immense à jouer, ça n’a jamais été la base de mon existence » (confidence à L’Express). Se succèdent les scènes-clés (la mambo de Et Dieu…créa la femme, Vadim, 1956), les répliques d’une sincérité réjouissante, quasi enfantine : « J’aimerais être une bonne actrice mais c’est ennuyeux alors je préfère être sexy », les vérités douloureuses d’une femme jamais guérie de l’aversion que sa mère lui témoignait, toujours en quête de l’homme qui la comblerait, à la fois docile et viril, et dénuée de tout esprit de rivalité avec les autres femmes – un rêve d’apaisement général.
De son premier mariage avec son pygmalion Vadim, qui en fit « une extraterrestre » dans le film fondateur, à Bernard d’Ormale, proche de Jean-Marie Le Pen et du Front national, avec qui elle convola en quatrièmes noces (1992), aucune solution de continuité. La fiction et la réalité s’accordent pour figurer une personne authentique, pas plus marquée par les slogans de Mai 68 que par l’idéologie frontiste. C’est qu’elle se vit en femme libre, réductible ni à « cette chose qui se promène toute nue » dont s’étonne Jean Gabin apprenant qu’elle sera sa partenaire dans En cas de malheur (Claude Autant-Lara, 1958), ni à une vamp dévoreuse de tous les hommes qui passent à sa portée. On cueillera, dans Et Dieu…créa la femme, la scène délivrant la leçon symbolique du mode d’exister et d’aimer de BB : c’est celle où l’héroïne, Juliette Hardy, et son partenaire, Jean-Louis Trintignant, prolongent leur baiser au-delà du temps imparti par le scénario. Nul surmoi social n’aliénera Brigitte Bardot à elle-même, toute à son désir. En ce sens, elle « a inventé une nouvelle manière d’être une femme ».
Verra-t-on là une contradiction avec « l’art de déplaire » ? Réponse page 124 : « Je me sens plus animale qu’humaine ». En reliant cette déclaration à son engagement au service des bébés phoques, j’adopte un raccourci commode, mais qui explique peut-être les rancoeurs dont elle a été poursuivie, accusée pêle-mêle d’être une mauvaise mère, une mauvaise épouse, une mauvaise actrice, une mauvaise citoyenne penchant pour le racisme, etc. Son « mépris ontologique » déclenche ces instincts de lynchage qu’une population peut fomenter contre ce qui est par trop différent de la doxa. On a beau l’attaquer, la traîner devant les tribunaux pour ses propos contre l’islam, rien ne l’ébranle, elle demeure loyale envers la légalité de sa nature : « la liberté des mœurs n’est pas négociable ».
Le cinéma quitté en 1973, à l’âge de trente-neuf ans, BB et Brigitte Bardot fusionnent comme si elles ne s’étaient jamais séparées. « Star mondiale déchue de son trône », cette idole haïe autant qu’adorée garde son aura intacte, louangée dans notre mémoire comme dans notre imagination. L’atteste avec un bonheur d’écriture sans fard, sans filtre, sans afféterie la virevoltante étude de Marie Céhère.
Serge Koster
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