Œuvres « autobiographiques complètes », le responsable de l’édition lui-même précise que cela se discute. Même les grands textes poétiques, ceux qui ont fait de ce cadet d’Apollinaire – sept ans les séparent –, avant la Première Guerre mondiale, une manière de météore (avec, essentiellement, Les Pâques à New York, novembre 1912, et La Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France, novembre 1914), sont assumés par un « Je » souverain. Quant aux romans postérieurs à l’amputation du bras droit (28 septembre 1915, Cendrars a alors vingt-huit ans et, bien que suisse, s’est engagé dès août 1914), Moravagine (1926), Les Confessions de Dan Yack (1929), ce qu’on nomme aujourd’hui l’« autofiction » s’y invente, le moderne aventurier du langage que fut toute sa vie Cendrars ayant été un précurseur à peu près dans tous les domaines de la littérature.
Mais si la pertinence de leur titre est problématique, ces deux magnifiques volumes n’en constituent pas moins une exceptionnelle réussite, dont il convient de souligner d’emblée la singularité au sein d’une collection plus connue pour sa solidité et son utilité académique qu’en tant que vecteur de révélations.
Or le cas de Freddy Sauser, né à La Chaux-de-Fonds en 1887 et acteur d’une double résurrection personnelle comme artiste, une première fois à la fin de 1911 quand il trouve à New York son flamboyant pseudonyme, et la seconde, décisive, où, la nuit de ses trente ans, il écrit d’une traite, le 1er septembre 1917, au hameau de La Pierre (Loiret) La Fin du monde filmée par l’ange Notre-Dame de sa main désormais unique de gaucher, et se recrée en homme gauche, ce cas si longtemps incompris, c’est Claude Leroy, artisan de la présente édition, qui l’a véritablement inventé et révélé.
Jusqu’aux travaux de ce chercheur en effet – qui avait réussi, dès les années 1970, à réunir autour de lui, à l’université de Paris-X-Nanterre, une formidable équipe dont un certain nombre des membres, français et suisses, l’ont ici encore secondé –, Blaise Cendrars faisait figure, parmi les écrivains de notre riche XXe siècle, de bourlingueur impénitent, accessoirement adonné à l’écriture.
Même un contemporain à la lucidité aussi aiguë qu’Henri Michaux avait contribué au mythe avec son évocation fameusement enlevée de l’essai « Les poètes voyagent » (recueilli dans Passages, 1950) :
« Lui et ses poèmes avaient le voyage dans le ventre. Encore maintenant, Le Panama ou les Aventures de mes sept oncles et Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France se lisent comme un rapide vous prend, comme un hydravion amerrit dans un golfe des Tropiques. Une vertu voyageuse après vingt ans fort bouleversés y réside toujours, une incitation merveilleuse à traverser pays et peuples étrangers. »
Mythe d’autant plus crédible que maints détails biographiques lui donnent corps, et cela dès une adolescence vaudoise où un jeune homme mal dans sa peau (il peut paraître laid, à condition de ne le comparer, sur ce point, qu’à un compatriote, Michel Simon, qui ne fut pas moins séduisant et séducteur que lui), mal à l’aise dans sa famille, entre une mère dépressive et un père homme d’affaires qui touche à toutes et n’en réussit aucune, à l’étroit dans sa petite patrie, n’achève pas ses études et se lance dans la première aventure pourvu qu’elle le mène loin. C’est à dix-sept ans Saint-Pétersbourg et l’apprentissage chez un horloger, à l’appel de l’Extrême-Orient russe où il ne se rendra qu’en rêve.
C’est à vingt-cinq ans la tentation d’émigrer en Amérique, pour y vivre auprès de Féla, la jeune Juive polonaise qui, au fil de relations chaotiques, lui donnera trois enfants mais s’exilera en Angleterre pour lui laisser sa liberté.
C’est Paris en 1912, la conquête fulgurante d’une notoriété d’avant-garde dans le sillage puis la rivalité d’Apollinaire. C’est la terrible équipée guerrière où ne le précipitèrent que son enthousiasme francophile et aussi une folie de confrontation au réel le plus nu. C’est, plus tard, la longue séquence cinématographique (ratée) auprès d’Abel Gance, puis la fiévreuse expérimentation du grand reportage, qui le conduit deux fois au Brésil et un peu partout en Europe.
Certes, Blaise Cendrars a beaucoup voyagé et il a aimé ça, le déplacement, les paquebots, les ports et leurs amitiés ou amours éphémères, les wagons-lits, le mouvement perpétuel (appartements, résidences, vacances), l’automobile et la vitesse, tout ce qui procure l’extase, ou l’illusion, du déracinement. Volubile, charmeur, apte à nouer des relations presque toute sa vie – sauf à la toute fin, contraint par l’horreur de la paralysie –, il a joué à l’homme pressé, en partance, sans attaches ou les rompant, si bien que la critique littéraire, qui si rarement se plie à l’effort de creuser plus avant sous l’apparence, s’est contentée de cette image médiatique de vagabond superbe, de baroudeur par vocation, pour qui la vie immédiate et sa jouissance effrénée constituent l’essentiel. Une image d’autant plus faite pour s’imposer que Cendrars l’entretenait à plaisir, jetant à tous vents des imprécations contre son métier d’écrivain et prônant l’activité physique, l’extraversion choisie du non-intellectuel contre les délices empoisonnés de la rumination intérieure.
Et pourtant, que d’indices semés çà et là, dans de nombreux textes courts et faussement limpides, dispersés dans des revues, en particulier au cours d’une jeunesse pré et post-guerrière où, comme journaliste, critique, éditeur, Cendrars vécut sa période mondaine au milieu de l’exubérance et de la superficialité du Montmartre et du Montparnasse du court apogée 1912-1914, puis des années folles ! Ami, ou au moins compagnon des poètes (Apollinaire, Max Jacob, Cocteau), des peintres (Modigliani, les Delaunay), des cinéastes, il est vrai que cette dissipation lui pesait souvent, qu’il ne se sentait guère collègue, lui l’autodidacte et le marginal vaudois, d’une société resserrée à laquelle il échappa souvent, ce qui d’ailleurs lui interdit de faire carrière en collectionnant les honneurs factices.
Mais s’il se refusait à la foule et, dans une mesure en partie voulue, à la célébrité, c’était moins par souci de « s’éclater » que par un goût profond et secret de la solitude et de la contemplation, qui fait de ce mystique athée, de ce pessimiste et misogyne apparemment communicatif et jovial un écrivain d’une fascinante étrangeté, proche d’un Robert Walser en somme, et bien suisse dans son originalité irréductible. Ne s’était-il pas, dès ses débuts, voulu poète absolu sous le signe de celui qu’il considérait comme son père spirituel, l’ermite lépreux Remy de Gourmont, qu’André Breton nommait sans aménité – mais avec une admiration cachée pour ce témoin de la ferveur symboliste – « le rat mangeur de livres » ?
Tel fut aussi Cendrars, écumeur de bibliothèques dans toutes les grandes villes du monde et si familier des grimoires ou de la Patrologie de Migne qu’il fut conduit à rêver sa vie et à construire son œuvre sur une relecture incessante de son propre flux, où peu à peu s’amalgamèrent les fantasmes et les aventures purement livresques de héros qu’une imagination jamais en repos l’engageait à incorporer à sa trajectoire en partie réelle, en partie mythologisée.
La coïncidence bouleversa Cendrars : Gourmont était mort la veille du jour où une balle explosive allemande arracha sa main de pianiste mais aussi de « criminel » puisqu’il fut l’un des seuls soldats de la Grande Guerre à s’avouer comme tel (J’ai tué, 1918). La plus belle part de la production à venir, et notamment la tétralogie autobiographique commencée dans la solitude d’une pauvre retraite provençale en 1943, ces quatre textes (L’Homme foudroyé, La Main coupée, Bourlinguer, Le Lotissement du ciel) qui égalent en splendeur et en profondeur littéraires ce qui s’est écrit de plus beau en France au XXe siècle, on pourrait légitimement la considérer comme l’exorcisme monumental qui délivre l’artiste d’une culpabilité endossée dès l’enfance (rapport douloureux à la mère), puis exacerbée par l’aventure atroce et fondatrice, celle de la mort donnée et de l’amputation.
Pour comprendre l’extraordinaire mécanisme de compensation que fut pour Cendrars l’écriture, il suffit de lire ses textes, mais ce n’est pas simple. Claude Leroy y a passé sa vie, scrutant et démêlant, avec une perspicacité critique dont il y a peu d’exemples, et parvenant à restituer, dans une langue aussi peu académique que possible, une vraie langue d’écrivain, le secret d’une écriture poétique que révèlent non seulement les chefs-d’œuvre de la fin, mais une foule d’écrits aussi énigmatiques et machinés que La Guerre au Luxembourg, Les Armoires chinoises, L’Eubage.
Quand l’exégèse se confond avec la découverte, et remet à sa place, l’une des premières, un écrivain qu’on méconnaissait dans la vérité, forcément à décrypter, de son art – tout grand art est opaque –, il est permis de saluer. En foi de quoi, je salue et je remercie.
L’Album Cendrars, qui sort en même temps que la présente édition, est offert pour l’achat de trois volumes de la Pléiade. Dû à Laurence Campa, il est excellent. Signalons par ailleurs que les éditions Zoé publient deux volumes fort utiles de correspondance de Cendrars : avec Henry Miller et Robert Guiette. Ils font partie de la collection « Cendrars en toutes lettres » procurée par sa fille, Miriam Cendrars.
Maurice Mourier
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