La narratrice relate une expérience, des expériences successives, dont l’examen requiert une relative fidélité à la chronologie, même si les fragments de celle-ci sont rebattus, redistribués comme on coupe des cartes. Il y a un autrefois, celui où, très jeune encore, elle s’engageait dans la politique active, en allant donner des cours à Sarajevo la dernière année du siège de la ville. La guerre des Balkans, la Bosnie musulmane mise à feu et à sang, ça n’est pas si loin, mais le retour, quinze ans plus tard, dans la cité rebâtie, installe ces temps d’obscurité, de froid, de danger couru, si grotesquement mimétiques, en un sens, des ténèbres de l’Occupation en France, dans une forme d’antiquité à peine moins enfouie que celle de l’enfance, évoquée ici ou là, toujours de façon parcellaire, capitale cependant.
Suit une longue plage de paix et de haute spéculation intellectuelle, où les discussions amicales portent, en milieu universitaire retrouvé, sur un passé d’engagement passablement confus, celui de la gauche prolétarienne. Parallèlement, la vie se construit, se déconstruit, se reconstruit : liaisons amoureuses très sobrement évoquées, essai décisif (et malheureux) du mariage d’amour, essai décisif (et heureux) de la maternité.
S’engage enfin, après l’écroulement du couple, ou peut-être surtout du mythe du couple, une phase déchiquetée de voyages en tous sens, tant pour porter aux quatre coins du monde la bonne parole de ce qu’on appelait jadis, quand il perdurait vaille que vaille, le rayonnement culturel de la France, que pour expulser de soi les dernières esquilles de nationalité et devenir apatride, simplement citoyenne d’un monde qui a perdu son centre.
Le premier piège évité par le texte est celui de cette célébration de la broutille qu’est toute vie, une pratique qui, sous le nom d’autofiction, a balayé depuis nombre d’années ce qu’était authentiquement l’ambition fictionnaire, soit la construction d’un univers fictif extérieur au nombrilisme du « récit de vie ». Brillante prouesse que de ne parler que de soi et de « ses petits ennuis », selon la formule de Prévert, sans jamais verser dans le docudrame ou l’auto-complaisance aujourd’hui universellement répandus. Il y faut une grande rectitude morale, mais surtout un dessein conscient autrement fort que celui de se raconter, quelque but fervent, une volonté de servir à quelque chose aujourd’hui, dans notre société présente.
Cette volonté détermine l’ambition majeure d’une aventure littéraire qui vise, par une écriture serrée et parfois compacte, à tirer de l’expérience quotidienne, quelle qu’elle soit, des leçons à portée générale, ce qui oblige non seulement à dépasser les épreuves personnelles – une des voies, renouvelée des moralistes, vers l’accès à la maturité et peut-être à la sagesse – mais encore à refuser l’égoïsme du salut individuel.
Une « bête de cirque », voilà ce qu’était la petite fille douée à qui sa mère reprochait de vouloir toujours se mettre trop en avant, ou du moins c’était cette forme primitive du péché capital d’orgueil qu’on stigmatisait chez elle. Flétrissure indélébile qui conduit immanquablement à cette espèce anodine mais handicapante de psychose maniaco-dépressive frappant de préférence les femmes les plus intelligentes : une succession désormais malaisée à guérir d’hyper-valorisation et d’autoflagellation du moi, sans doute la maladie par excellence des véritables intellectuelles.
Or cette affection, les chocs de la vie et d’abord l’échec de l’engagement ont fini paradoxalement par en opérer la rémission, dans un décor historique où, passé la Seconde Guerre puis celle des décolonisations, puis l’euphorie brève de 1968, enfin une fois ratée pour de bon la tentative de peser, même petitement, sur ce retour d’archaïsme nationaliste et mortifère que fut le conflit balkanique, il faudra bien « vieillir en plaine » comme disait Péguy après l’extinction du feu de joie allumé par le combat pour Dreyfus.
Rémission momentanée, il se pourrait bien, si le XXIe siècle, qui d’emblée apparaît assez gonflé de malheurs actuels et futurs, offrait aux dévouements juvéniles des plages inédites. Mais de toute façon on a vieilli, le texte fait du contraste autrefois/aujourd’hui son leitmotiv, et l’enthousiasme que pouvait procurer la défense d’idéologies assez solides pour qu’on pût y croire s’est singulièrement écaillé. La bête de cirque a donc moins d’occasions de déployer son aptitude à la parade et de s’exposer au ridicule du flop.
Reste à transposer l’engagement flamboyant qui ne peut plus avoir cours en la tâche, moins spectaculaire mais aussi, urgente, de transmettre à d’autres, à des jeunes femmes notamment, dont on se sent solidaire par féminisme bien compris, les raisons de persévérer qui subsistent. Il s’agit en effet de transmettre, non pas de se livrer seulement – même si c’est avec une lucidité qui, par moments, se fait coupante comme un rasoir – à un examen de conscience sans portée autre qu’intime. La confession partielle d’une enfant qui se sent appartenir à un siècle passé, et demeure béante devant celui qui s’est ouvert, résume et juge toute une génération dont la plupart des démarches, collectives ou individuelles, ont abouti au cul-de-sac.
Il ne suffit pas de vouloir s’engager, encore faut-il que les conditions s’y prêtent, ce qui à l’évidence n’a pas été le cas après les « Trois Glorieuses » et jusqu’en 1848, époque mercantile d’enrichissement accéléré et de coagulation bourgeoise, pas le cas non plus après les Trente Glorieuses et jusqu’à aujourd’hui, dans cette atmosphère délétère de révolution permanente et molle, pacifique, marchande et inégalitaire qui est la nôtre.
Ce désarroi, ce sentiment lancinant d’inutilité de tout, de mondialisation subie et décérébrée, de chute dramatique des certitudes légitimées, au premier chef intellectuelles et esthétiques, Bête de cirque en rend compte avec une rare pénétration. L’image de son héroïne à la lettre déboussolée, amputée douloureusement de toute fierté nationale (mais par là délivrée aussi du patriotisme bêlant), ballottée dans une manière d’apesanteur sans allégresse d’un continent l’autre, c’est-à-dire peut-être d’une déception l’autre, ayant fait son deuil, non de l’amour qui rassure et protège, mais du faux-semblant de l’amour fou, auquel elle ne croit plus, cette image si révélatrice du marasme existentiel des jeunes (et moins jeunes) du IIIe millénaire commençant, en nos contrées du moins, vieilles et désabusées, il me semble qu’elle ne nous quittera plus.
Du positif émerge pourtant de la destinée effilochée de la bête de cirque. Elle n’en est plus une, à titre de première victoire sur la défiance maternelle. Elle a arraché de ses épaules cette défroque en intégrant enfin dans son for intérieur que l’orgueil, contrairement à la puérile vanité, n’est pas le péché qu’on lui avait dit, mais la qualité indispensable au maintien du moi, surtout si celui-ci est féminin et doit continuer à lutter de toutes ses forces contre une oppression sociale façonnée par quarante siècles de méchanceté et de stupidité machistes.
Et puis il y a l’enfant. L’élever n’est pas une mince affaire. L’élever en assumant pleinement par ailleurs un rôle à ne jamais sacrifier d’artiste et de femme d’influence constitue, on le sait bien, un assez clair exemple de quadrature du cercle. N’importe, tout cela est envisageable, en n’économisant ni sur l’énergie ni sur le courage.
Par certains de ses aspects, la leçon assénée à ses contemporaines par l’enfant du nouveau siècle respire la force et son action sur la déprime habituelle du citoyen lecteur est roborative. Ayant – avec quelle vigueur ! – déblayé devant sa porte et celle de ses compagnes, devant celle aussi des hommes qui n’ont pas fait profession de mépris du féminin épars en eux et autour d’eux, une dernière entreprise incombe toutefois à la narratrice, la plus difficile.
L’analyse spectrale du malaise disons français mais il vaudrait mieux avouer occidental puisque les valeurs issues des Lumières semblent vaciller partout en Occident, dans le même temps où elles sont bafouées ailleurs, devrait en effet déboucher sur quelque formulation rajeunie de « la magique étude / Du bonheur, que nul n’élude ». Or, en fait, à part en peu de recoins cachés de ce livre qui possède au plus haut degré le sixième sens de Michaux, « celui du manque », manque cruellement à la bête inconsolée une recette du bonheur ici et maintenant, tel que l’avaient rêvé les surréalistes revenus pourtant, eux aussi, des idéologies englobantes et meurtrières du XXe siècle.
Concluons sur l’indiscutable pouvoir diagnostique et thérapeutique de ces pages, et faisons-le encore avec Michaux, le ton d’une narration blessée et sévère, mais nullement plaintive, rappelant de façon diffuse le bel envoi de la postface de Mes propriétés (1934) : « Ce livre, cette expérience donc qui semble toute venue de l’égoïsme, j’irais bien jusqu’à dire qu’elle est sociale, tant voilà une opération à la portée de tout le monde et qui semble devoir être profitable aux faibles, aux malades et maladifs, aux enfants, aux opprimés et inadaptés de toute sorte.
Ces imaginatifs souffrants, involontaires, perpétuels, je voudrais de cette façon au moins leur avoir été utile.
N’importe qui peut écrire “mes propriétés”. »
N’importe qui, ce serait bien aventuré de le soutenir. Mais un véritable écrivain, sans aucun doute.
Maurice Mourier
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