On doit en particulier à Stéphane Vachon, professeur à l’université de Montréal, l’indispensable volume Les Travaux et les Jours d’Honoré de Balzac, qui, depuis 1992, permet d’avancer sans se perdre dans l’incroyable maquis d’entreprises et de publications qui s’étend de 1819 (Balzac a vingt ans) à la mort prématurée de l’écrivain en 1850.
Quant à Roland Chollet, directeur de recherches au CNRS, il a été, depuis 1958, de toutes les éditions critiques qui comptent, dans la Pléiade notamment, et s’est attaché avec prédilection à l’exégèse des premiers manuscrits, ceux de cette préhistoire mal connue où la machine balzacienne se met en route dans le contexte politique de la Restauration, socio économique des cabinets de lecture, sous la forme d’ensembles romanesques de petit format (in-12), parfois écrits en collaboration, mais plus souvent seul sous divers pseudonymes, dont le moins oublié est celui d’Horace de Saint-Aubin.
Il s’agit ici de faire la lumière sur ce premier avatar du génie, d’essayer d’en comprendre les points les plus obscurs, et pour cela d’examiner d’abord les textes eux-mêmes parus de 1822 à 1825 (33 volumes in-12), de L’Héritière de Birague au Vicaire des Ardennes interdit par la censure royale pour immoralité, et de Clotilde de Lusignan à Wann-Chlore. Puis on s’interrogera sur la panne volontaire qui fait au jeune auteur abandonner sa première vocation pour se lancer dans les affaires (édition, fonderie de caractères qui le conduisent à la ruine) de 1824 à 1829, cinq longues années fort obscures, avant d’assumer pleinement son désir de gloire et de signer de son vrai nom le chef-d’œuvre initial qu’il avoue enfin, Le Dernier Chouan, à trente ans.
L’examen des zones d’ombre du jeune Balzac est divisé en deux parties à peu près égales. Des pages 13 à 264, Roland Chollet produit une analyse extrêmement fouillée de débuts subventionnés par la famille peu conformiste du jeune homme (lectures immenses, tentatives théâtrales avortées), puis marqués par l’émancipation de celui qui se lance à corps perdu dans le mélodrame romanesque et s’y fait très vite un (faux) nom. La seconde partie offre un choix de documents, sans doute essentiellement collationnés par le scrupuleux Stéphane Vachon, où l’on trouve à la fois des recensions journalistiques, des correspondances et un certain nombre de textes plus étendus, que l’on peut parfois avec certitude attribuer à Balzac (les essais anonymes, à forte teneur politique « de droite », de la période d’apparent renoncement à la fiction entre 1824 et 1829), et parfois lui supposer avec un degré plus ou moins grand de probabilité. Quelques-uns des articles laudateurs de tel ou tel titre de Saint-Aubin résultent en effet d’un processus de copinage confraternel, mais quelques autres d’une autocélébration naïve, quand ils ne sont pas signés.
On pourrait craindre que cet imposant travail, au moins dans sa seconde moitié documentaire qui porte en majorité sur des problèmes de réception, ne soit destiné qu’à des balzaciens de métier et par conséquent gloser l’adjectif « académique » que nous avons avancé d’entrée de jeu par son si tentant synonyme « ennuyeux ». Or, vraiment et en conscience, il n’en est rien. Peu de bouquins plus passionnants que celui-ci et qu’on lise avec un intérêt plus constant.
Cette peu commune qualité repose en premier lieu sur la découverte par le lecteur de l’environnement d’une carrière de romancier sous la Restauration. Elle doit donc beaucoup à une remarquable enquête historique. Le retour des Bourbons, après un quart de siècle d’exaltation et de danger, de liberté et de dictature, de troubles et de guerres presque ininterrompus, c’est comme un vieillissement accéléré et « en plaine », selon la formule de Péguy après l’affaire Dreyfus. La France rassurée, au moins celle des riches, celle qui lit, s’ennuie aussitôt et se rue littéralement sur des livres à l’intrigue mouvementée et héroïque ou criminelle. Mais ceux-ci sont encore très chers. On va donc les lire ou les louer dans des officines souvent fondées par les « libraires » – c’est le nom des éditeurs de l’époque –, ces « cabinets de lecture » qui se mettent à proliférer dans les villes et, plus qu’ailleurs, à Paris.
Afin de satisfaire l’appétit de lecture, celui des femmes spécialement, il faut produire en masse un flot de titres différents. On traduit beaucoup, c’est-à-dire qu’on adapte avec désinvolture et sans rigueur excessive les best-sellers anglais, Ann Radcliffe, Walter Scott, mais surtout on imite leurs extravagances gothiques à rebondissements, leurs sinistres histoires de famille, terrifiantes ou édifiantes, et puis on cherche aussi à faire rire et des auteurs vedettes aux noms aujourd’hui inconnus, les Pigault-Lebrun, Ducray-Duminil, Paul de Kock, édifient alors des fortunes.
Pourtant, c’est bien entendu le cas Balzac qui polarise l’attention du couple Chollet et Vachon et de leurs lecteurs. Car ce débutant, sous la défroque de Lord R’hoone, puis celle d’Horace de Saint-Aubin, a fait partie intégrante de ce mouvement de littérature « populaire », ou plutôt bourgeoise et petite-bourgeoise, mais très rapidement s’en est émancipé en allant plus loin et plus haut que ses concurrents. À partir de ce constat, le livre transcende résolument le ton documentaire en adoptant, dans deux directions complémentaires, celui de la thèse, et de la thèse passionnée.
S’ensuit, puissamment étayée et argumentée, une défense et illustration du jeune Balzac. Elle consiste à montrer qu’Horace de Saint-Aubin lui aussi a écrit des chefs-d’œuvre, par exemple ce Wann-Chlore au titre si étrange (c’est le nom de l’héroïne !) qui clôt le cycle brutalement interrompu en 1824. Or il n’est pas difficile de nous en convaincre, depuis que de nouvelles éditions conformes aux textes primitifs ont paru (voir QL n° 769). Autrement ardue, en revanche, la tâche de prouver qu’Horace de Saint-Aubin – c’est le cœur, paradoxal, de la thèse soutenue – n’est pas un Balzac en herbe qui aurait essayé ses gammes, une sorte d’inventeur maladroit d’une Comédie humaine en moins bien.
Pour les auteurs, au contraire, il existe une coupure radicale – matérialisée par la béance temporelle de cinq ans – entre le Saint-Aubin qui se saborde en 1824 et Balzac, pas seulement même deux carrières successives, l’une ratée, l’autre triomphale, mais bien deux personnalités distinctes et deux écritures. L’établissement de ce point de vue repose sur la discussion originale d’un épisode a priori inexplicable, celui de la réédition en 1836 de l’œuvre complète de Saint-Aubin, mais dans le noble équipage de l’in-8 et en 16 volumes, chez Hippolyte Souverain. La chose est d’autant plus inattendue, en effet, que Balzac exige alors que son nom ne figure nulle part dans cette entreprise, et qu’il laisse corriger ses romans par Jules Sandeau (son secrétaire, et peut-être son amant) qui les affadit gravement (ainsi la pauvre Wann-Chlore devient-elle Jeanne-la-Pâle !)
Comment interpréter, de la part d’un écrivain encore jeune mais déjà en vogue, cette aberrante défiguration, c’est l’objet du second volet de la thèse. La solution toute simple semble être la délicate question de l’argent. Balzac, toujours accablé de dettes, à la fois fastueux et sans le sou, saisit l’occasion de mettre dans son escarcelle une somme de 10 000 francs, que ses exégètes limiers évaluent à 38 000 euros d’aujourd’hui. Mais une telle explication ne tient pas aux yeux des deux amoureux de Balzac, qui « n’est pas homme à mettre sa jeunesse à l’encan, ou nous cessons d’être balzaciens ! ».
Plus loin, la démonstration de ce qui est appelé joliment « l’adieu à Saint-Aubin » sera complétée et rendue indestructible par une analyse du texte de présentation de l’édition Souverain/ Sandeau, analyse subtile et entièrement convaincante. Elle prouve que la notice anonyme qui ouvre la nouvelle sortie d’un romancier populaire passé de mode, sous le titre ironique et nostalgique à la fois de « Vie et malheurs de Horace de Saint-Aubin », ne peut être que de la main de Balzac. Elle ressemble à l’admirable début des Illusions perdues, publié l’année suivante, en 1837, où les tribulations d’« un jeune homme de province à Paris », Lucien de Rubempré, transposent celles du jeune Balzac (alias Saint-Aubin) dans la jungle journalistique et littéraire des salons de lecture des années 1820.
Mais que ce cri du cœur (« ou nous cessons d’être balzaciens ! ») est émouvant et beau ! Un siècle et demi après la mort du titan sculpté par Rodin, n’authentifie-t-il pas mieux que tout discours la réalité vécue d’une survie ? Le privilège absolu du génie, c’est qu’aujourd’hui encore il ne suscite pas seulement l’admiration rationnelle d’universitaires chenus, mais bien l’enthousiasme juvénile et désintéressé du véritable amour.
Maurice Mourier
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