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Delacroix : le sang dans la peinture

Article publié dans le n°1193 (01 mai 2018) de Quinzaines

La dernière grande rétrospective Delacroix remonte à 1963. Le Louvre lui consacre actuellement une très belle exposition qui embrasse toute sa carrière et donne à voir les nombreuses facettes d’un talent d’artiste hors norme, aujourd’hui encore déroutant et éblouissant, autant par sa vigueur inventive que par la passion qui l’irrigue.

EXPOSITION

« Delacroix (1798-1863) »

Musée du Louvre

Du 29 mars au 23 juillet 2018

 

Catalogue de l’exposition

Sous la dir. de Sébastien Allard & Côme Fabre

Musée du Louvre / Hazan, 2018, 480 p., 45 €

 

EXPOSITION 

« Une lutte moderne, de Delacroix à nos jours »

Musée national Eugène-Delacroix

6, rue de Fürstenberg 75006 Paris

Du 11 avril au 23 juillet 2018

 

Catalogue de l’exposition

Sous la dir. de Dominique de Font-Réaulx & Marie Monfort

Musée du Louvre / Le Passage, 2018, 192 p., 28 €

La dernière grande rétrospective Delacroix remonte à 1963. Le Louvre lui consacre actuellement une très belle exposition qui embrasse toute sa carrière et donne à voir les nombreuses facettes d’un talent d’artiste hors norme, aujourd’hui encore déroutant et éblouissant, autant par sa vigueur inventive que par la passion qui l’irrigue.

Présenter toute la création d’Eugène Delacroix (1798-1863) à travers une sélection d’œuvres saillantes, telle est l’ambition de l’exposition du Louvre, qui permet de redécouvrir un peintre que l’on croit à tort bien connaître, au point que certaines œuvres, comme La Liberté guidant le peuple, ont acquis statut d’icônes.

Une exceptionnelle constance

À distance de cette imagerie confortable, le musée donne à voir autant le peintre d’histoire que l’artiste inspiré par les scènes religieuses, l’auteur de natures mortes aux fleurs, de scènes orientales, de nus féminins, ou l’illustrateur de textes littéraires modernes de Shakespeare à Goethe. Cet éclectisme, qui contraste avec l’étroitesse monomaniaque et répétitive de bien des artistes contemporains, fait d’autant mieux percevoir l’originalité du travail pictural, la « manière » de Delacroix, d’une exceptionnelle constance, quels que soient les sujets.

Elle éclate, dès le premier regard, dans la symphonie vigoureusement colorée qu’offre chaque tableau. Peintre des passions ardentes et des tourments insondables, Delacroix prend nettement place dans la « querelle du dessin » qui remonte à quelques siècles : entre « poussinistes », qui privilégient l’art intellectuel et maîtrisé de la ligne, et « rubénistes » qui privilégient la couleur, c’est du côté de ceux-ci qu’il se place, avec un instinct très sûr. Chez lui, la couleur porte le trait ou le suggère dans le mouvement d’un geste puissant qui s’imprime dans la touche. Légère et transparente, massive et empâtée, celle-ci projette sur la toile la joie presque enfantine d’une matière triturée et la massivité organique d’un monde engendré par quelque démiurge de la couleur. Bien avant les granulations improvisées de la peinture moderne, Delacroix invente une peinture tactile.

Impétueuses, les couleurs sont à la fois violemment affrontées les unes aux autres et harmonisées par grandes masses qui se répondent. Il y a quelque chose de symphonique dans cette organisation par larges blocs colorés. Dans le détail aussi, cette peinture est d’une étonnante vigueur – force et nervosité mêlées : vue de près, elle offre un lacis de traits et de lignes sinueuses qui accaparent l’œil, issues d’un métier pictural prodigieusement inventif. Delacroix refuse d’ailleurs le fini et l’estompage des teintes dans les dégradés ; il ne dissout pas la force de la peinture dans un souci de perfection mimétique. 

Tension et fureur

L’hypertrophie chromatique s’accorde au sentiment pathétique qui s’imprime dans presque toutes ses œuvres, à l’image de ce « lac de sang hanté des mauvais anges » dont parlera Baudelaire dans « Les Phares » des Fleurs du Mal. Si chaque tableau invente une scénographie propre à son sujet, toute l’œuvre est traversée par une même pulsion, où se combinent violence et érotisme. Elle se projette avec une évidence démonstrative dans les scènes de combat, les décors orientaux et les représentations de fauves, où éclate la fascination de Delacroix pour une force instinctive, puissante, à la fois vitale et mortifère. La représentation spectaculaire de la violence est l’écho d’une tension intérieure qui courbe presque toujours les personnages en une posture curieusement torsadée. Delacroix refuse la verticalité des figures. Il les contorsionne presque toujours et pas seulement dans les scènes de combats, comme le saisissant Combat du giaour et du pacha ou l’étonnant Chevaux arabes se battant dans une écurie. Delacroix anime ses personnages d’une sorte de convulsion intérieure. On pense au Gréco ; mais loin d’une spirale spirituelle et divine, c’est une fureur passionnelle qui s’impose, une torsion de douleur ou de cruauté qui fait plutôt songer à Goya.

C’est sur ce modèle qu’est construit le schéma dynamique de La Lutte de Jacob avec l’ange, l’une des fresques les plus célèbres que le peintre conçut à la fin de sa vie pour l’église Saint-Sulpice. Les quatre études préparatoires de cette réalisation, présentées par l’exposition du musée Eugène-Delacroix, sont autant de variations sur ce même mouvement de torsion. Au sommet d’une composition triangulaire, les mains jointes des deux personnages forment d’ailleurs une clé de voûte parfaitement fidèle à l’ambiguïté du sujet offert par l’épisode biblique, où Jacob lutte toute une nuit contre un adversaire, qui n’est autre que Dieu lui-même. Liée à ces torsades violentes, la couleur rouge apporte presque partout son intensité dramatique. Cette stridence colorée, entre vermillon et carmin, s’impose en grands à-plats tourmentés ou se déverse en flammes sinueuses, emportées dans les plis d’un vêtement, s’épandant comme un sang dans la peinture. 

Romantisme et classicisme

Comment caractériser esthétiquement Delacroix ? Même si le catalogue tente de dépasser la traditionnelle tension entre romantisme et classicisme, celle-ci, au regard des œuvres, demeure parfaitement opérante. Romantique, Delacroix l’est d’abord par sa situation historique et ses origines ; « enfant du siècle », selon l’expression de Musset, il accède à la maturité au moment où s’effondre l’Empire. En 1815, il a 17 ans et se retrouve orphelin, benjamin d’une fratrie dont la mère descendait d’une famille d’ébénistes employés à Versailles, alors que le père, député, ambassadeur et ministre de la République, était mort préfet en 1804. Bien que politiquement libéral, Delacroix restera nostalgique d’un monde qui a sombré. Exposant régulièrement au Salon malgré les commandes qu’il reçoit, il sera toujours avide de reconnaissance, affirmant dès 1824, au moment où il travaille aux Scènes des massacres de Scio : « La gloire n’est pas un vain mot pour moi. Le bruit des éloges enivre d’un bonheur réel. »

Romantique, Delacroix l’est assurément par son goût exacerbé des passions intenses, par la force démiurgique qu’il revendique en tant qu’artiste, par la solitude un peu hautaine qu’il a cultivée comme par l’ombre qu’il projette sur toutes ses scènes. On le perçoit dans son autoportrait, partagé entre l’énergie de la conquête et du défi et une nostalgie insondable, celle qui imprègne ses scènes orientales, comme les fameuses Femmes d’Alger dans leur appartement au regard profondément mélancolique.Baudelaire l’écrit dans le Salon de 1846 : « Qui dit romantisme dit […] intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini. » Cette association convient merveilleusement à Delacroix, qui réussit la gageure d’une peinture très colorée, matérielle, lourde même (il parlait d’une « bonne grasse peinture, et épaisse »), mais presque toujours porteuse d’une intense charge spirituelle. Dans le Salon de 1846 et en s’appuyant sur une citation de Heine, Baudelaire parle de « surnaturalisme » en l’appliquant immédiatement à Delacroix : « Delacroix part donc de ce principe, qu’un tableau doit avant tout reproduire la pensée intime de l’artiste. » Il opère magistralement l’alliance de l’expressivité chromatique et de la profondeur inquiète. Le caractère spectaculaire des œuvres est toujours l’affleurement optique d’un drame intérieur. Aussi éloigné de tout sentimentalisme de façade que du « réalisme » qui commence à s’imposer à son époque, Delacroix ne reproduit ni n’idéalise le réel ; il lui emprunte seulement de quoi nourrir le vertige spirituel qui l’anime.

Romantique, Delacroix l’est aussi par son goût du dialogue entre les arts. Les notices de l’exposition rappellent ses amitiés avec George Sand et Chopin, ses premiers essais littéraires, sa correspondance fournie, les textes dans lesquels il ferraillait contre les critiques d’art… On montre aussi sous vitrines ses cahiers d’écolier, déjà émaillés de dessins, et ses carnets d’adulte : non seulement les carnets de voyage, couverts d’aquarelles et d’annotations, mais aussi quelques-uns des agendas sur lesquels il rédigeait son Journal, rempli de remarques en tout genre : sur les techniques picturales, l’avancement des œuvres, les essais de couleurs, mais aussi ses rencontres du jour ou ses interrogations sur l’existence – au total, un document exceptionnel et d’une grande qualité littéraire… 

Cependant, à la manière de son ami – et meilleur commentateur – Baudelaire, qui revendiqua lui aussi cette ambition, Delacroix se voulut simultanément un « classique ». Il ne renie pas la grande « peinture d’histoire », même s’il l’oriente vers l’époque contemporaine (La Liberté guidant le peuple est inspirée par les journées révolutionnaires de juillet 1830 ; l’actualité tragique éclate aussi dans les Scènes des massacres de Scio et La Grèce expirant sur les ruines de Missolonghi) ; classique aussi le sens, jamais démenti, de l’organisation architecturale du tableau, fait pour un spectateur situé face à son centre et à qui la toile impose massivement son sujet. Classique tout autant la proximité avec l’allégorie : les visages, nombreux, ne sont guère individualisés ni raffinés picturalement ; ils marquent un sentiment général lié à la scène représentée. Dans le profil à la fois épouvanté et plein de défi de Médée furieuse, c’est l’effroi tragique de sa détermination qui se lit ; de même, l’association, dans une même courbe sinueuse, de la gorge sensuelle, des deux jeunes enfants et du poignard qui va les tuer, construit l’image hautement symbolique d’une féminité à la fois féconde et meurtrière. Les personnages sont les acteurs d’un drame qui les dépasse et les enveloppe dans un sentiment de fatalité tragique. 

La redécouverte de Delacroix, que permet cette exposition, doit autant à l’éclectisme ouvertement revendiqué des choix qui ont été faits qu’à l’accrochage des œuvres, placées à hauteur du regard du spectateur ; pour la première fois, il est de plain-pied avec les Scènes des massacres de Scio ; la grande machinerie de la peinture d’histoire, souvent vue de loin comme un décor, devient un drame sanglant et pathétique qui happe le spectateur et l’inclut dans son espace.

Certaines œuvres – pourtant exposées dans les salles du Louvre – n’ont pas pu être déplacées à cause de leur trop grand format. C’est le cas de La Mort de Sardanapale, construction pyramidale et sanglante où la violence et l’érotisme se mêlent inextricablement. Cette absence est palliée par l’accrochage d’une réplique de petit format, réalisée par Delacroix pour lui-même lorsque la toile fut achetée, et surtout par une feuille de dessins préparatoires et une esquisse peinte où se manifestent à plein l’emportement du pinceau et sa tension dynamique, dans laquelle viennent se loger ensuite les figures peintes. Le premier jet est d’abord pictural, vision mouvante et colorée ; ensuite viennent la structuration de l’espace, les personnages plus précisés et le dessin. Mais c’est d’abord la couleur qui guide la main.

Le catalogue de l’exposition, richement illustré, contribue grandement à la redécouverte de Delacroix. Il permet de problématiser la tension entre romantisme et classicisme sans la récuser, mais pour la nuancer au gré de l’évolution chronologique des créations du peintre : après les grandes compositions qui l’imposent au public et font encore aujourd’hui sa gloire, l’artiste abandonne les sujets politiques, s’engage dans des décors muraux et procède à des reprises de ses anciennes œuvres. Cet itinéraire, qui a de quoi dérouter, est éclairé par des contributions de grande qualité, associant à la biographie de Delacroix l’analyse des œuvres et de leur gestation comme les perspectives historiques et esthétiques. Sous la direction de Sébastien Allard et Côme Fabre, l’érudition fait bon ménage avec une exigence de clarté plutôt exemplaire dans un catalogue promis à devenir un ouvrage de référence. Il faut d’ailleurs consulter en parallèle Une lutte moderne, de Delacroix à nos jours, qui accompagne l’exposition du musée Eugène-Delacroix consacrée aux trois peintures majestueuses exécutées par l’artiste dans l’église Saint-Sulpice. De la restauration de ces fresques au « Corps à corps : luttes animales et bestialité religieuse », qui interroge le passage de l’art animalier au registre religieux, ce sont toutes les facettes et les questions de ce testament artistique du peintre qui sont abordées. L’iconographie y présente autant les sources de Delacroix que ses esquisses et des œuvres d’artistes ayant traité des thèmes semblables, de Gustave Moreau à Marc Chagall.

Comment mieux compléter ces catalogues que par les textes de Baudelaire ? Il écrivait superbement dans l’article nécrologique qu’il lui consacra en 1863 : « Tout en lui était énergie […], toute son âme était dardée sur une idée ou voulait s’emparer d’un rêve. […] Tout dans son œuvre […] porte témoignage contre l’éternelle et incorrigible barbarie de l’homme […], tout cet œuvre, dis-je, ressemble à un hymne terrible composé en l’honneur de la fatalité et de l’irrémédiable douleur. »

Daniel Bergez