L’origine de sa passion pour la peinture, Jacques Dupin l’a notée dans Échancré – un mot présent dans l’œuvre entier du poète :
« Sur des enveloppes l’enfant dessinait…
la puissance, écrite, du songe. »
On trouvera ce souvenir dans Ballast (qui comprend Contumace, Échancré, Le grésil). On suivra dans ces poèmes
« la nervure du mot/la trame/de la couleur »
venant en différend. De la « pulsation du vide dans
le corps le corps désert ».
Jusqu’à la « vibration de la lumière
Dans la nuit de la couleur ».
Le corps et l’espace, hors lui ou en lui, à portée ou à distance de son regard, le poète (de la peinture ou de lui-même) les fait s’interpénétrer. La couleur en décide :
« L’outre-indigo de la voix
par le tracé de l’ellipse. »
(Orties, dans Le grésil de Ballast.)
Par quelque biais vers quelque bord : l’adjectif indéfini nous conduit à défier des frontières sèches. Celles des carrés de Malévitch sont labiles. Et le poète se soumet à leur approche, à sa tentative de saisie, à une labilité semblable.
D’assuré, dans les textes sur les peintres et les textes « tirés de soie », que le recours fourni par un même mot : échancré, et ses dérivés, échancrure, échancrement. Ni le manque, ni la déchirure chargés d’affects visibles. Une figure de couture, sans couture, au plus près et au plus loin du corps.
Saura à propos du Chien de Goya écrit : « Une éclosion, et en même temps une façon de susciter un espace vide. » Dupin répond au mouvement positif de l’éclosion. « Portrait de Goya et Chien de Goya sont interchangeables, la figure blessée, écorchée de l’abîme ouvert. Et de n’importe quel échancrement, d’un geste de peinture dans le noir, illuminant le noir. » (Amour-destruction.) Cet échancrement rassemble en lui tous les monstres de Goya et toutes les terres, tous les traits distordus de Saura. Il atteint notre regard, frappé par l’éclat de la mort souveraine.
Une mort qui, gouvernée par le peintre et l’écrivain, nous touche : « Écrire, un mourir qui ne finit pas de s’éteindre entre mes doigts, de rougeoyer dans la cendre. » Aucune peinture, aucun mot d’avec la peinture qui ne répondent exactement à la mise en scène d’une pavane : « … objet du désir de l’autre, il suffit que tu danses, que tu ries, que tu glisses en dansant dans l’œil que tu ravis pour qu’il cesse à jamais de voir, en donnant à lire ma disparition… » (Échancré.)
Dans un texte de 1966, Jacques Dupin unit, sous le titre Conjonction, trois espaces : la danse de Merce Cunningham, la musique de Stockhausen, avec lequel Miró se disait en affinité de pratique, et la peinture de Kandinsky. Ces trois espaces constituant « trois expressions de la modernité à la recherche d’un langage pur ». Un langage fondé sur « l’exploration de la matière et des possibilités combinatoires, renouvellement de l’écriture, ouverture de nouveaux gisements entre les bornes de son Territoire ».
Au sujet de la peinture, Jacques Dupin précisait : « Ce qui nie la peinture est ce qui la porte et la définit. L’invisible gouverne l’espace, libère l’énergie accumulée dans le sous-sol, et attribue à l’œuvre ouverte l’inépuisable pouvoir de réitérer le don. »
De cette réitération par plus d’un biais, un poème qui ouvre le recueil en multiplie les figures. L’œuvre célèbre est certes fondée sur une figure géométrique, le carré, qui peut être lu comme « l’abstraction de mon corps ». Mais parmi tous ces carrés, voici des « toiles décentrées reconquises/où lire l’espace naissant, vivre de la couleur surgie qui annule […] la couleur surgie qui se fortifie de se détruire je viens d’en vivre l’accès ».
Ou au plus près de la concrétion charnelle du corps, ces mots recueillis au fil des pages : « l’obliquité du sang », « dans la chambre de la toile », et à partir du tableau, carré blanc sur blanc, la chambre ouverte, l’œuvre ouverte, le sexe ouvert : « l’angle très ouvert des cuisses étant/recoupé par la constellation/le déferlement de figures dans le delta/actives blanches dans le neutre blanc ».
Le corps, la chair malmenée, malaxée, triomphante, deux textes à partir de Bacon le mettent en scène. Corps à corps est le titre de l’un d’eux. On y lit, sous le regard de Dupin : « Jouer à fond le jeu cruel de la vérité d’un corps, c’est se soumettre sans garde-fou aux forces conjuguées du désir de la séduction, de la peur et de l’agressivité. Et provoquer immanquablement l’orage et le séisme auxquels le corps devra sa déformation convulsive, ses secousses, ses amputations et la traversée de zones de supplice, de vertige et de terreur dans sa chair portera les stigmates et la semonce. »
Deleuze, à propos des corps de Bacon, « corps sans organes », relevait « le fait intensif du corps ». Dupin intitule un de ses deux essais sur Bacon De l’intensité. Mais non sans faire sa place à la peinture. Le triptyque tauromachique « ne traite pas de la corrida mais de la mort du torero. Or, visuellement, la mort c’est le sang, et picturalement, c’est le rouge (…). Et la mort dans la peinture ce n’est rien d’autre que la couleur, qu’une modulation par la couleur. Un jeu, une joute, avec la ligne et l’espace… Une ouverture, une échappée, qui tranche, qui simplifie (…) un resserrement de l’unique, un très léger majeur glissement qui me rend ces peintures comme insaisissables… »
Dans ces paysages difficiles où affleurent la brutalité et la suavité du désir nous suivons le poète, son « injonction silencieuse » au même déchiffrement de ses figures quelle qu’en soit l’origine. Dans Ballast nous recueillons :
« Écrire à peine, avoir lu,
ne rien lire, un pied dehors
un pied dedans sans dormir,
pour que l’esprit de violence
le pneuma des stoïciens
aille à la mer – et réponde
à l’impossible de la mort. » (Orties.)
Cette figure conviendrait aussi bien à une figure de Tàpies.
Georges Raillard
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