Plus tard, le poète écrira : « Comme je ne répondis rien, il réitéra sa sévère mise en garde. Pendant ce temps, toutes les caméras du monde transmettaient ces images. » C’est, sans aucun doute, celle qui nous vient à l’esprit lorsque nous nous souvenons du prêtre sandiniste décédé le 1er mars dernier, à l’âge de 95 ans.
Considéré comme l’un des représentants les plus reconnus de la théologie de la libération, l’auteur de L’Évangile de Solentiname fut une figure majeure lors de la confrontation entre le mouvement et Wojtyla. Quelques mois plus tard, le Pape polonais ordonnerait la suspension de Cardenal, l’empêchant ainsi d’exercer son sacerdoce pendant près de trente-cinq ans, jusqu’à ce que le pape François, en février 2019, lève la sanction. Il apprit cette nouvelle lors de sa convalescence dans un hôpital de Managua, dans la sérénité de celui qui est resté fidèle à ses principes. Ces valeurs l’accompagnèrent tout au long de sa vie et le conduisirent à abandonner les privilèges reçus à sa naissance du fait de sa vocation sacerdotale, de son engagement révolutionnaire et de sa poésie radicale.
Littérature et sacerdoce
Ernesto Cardenal est né le 20 janvier 1925 dans la ville nicaraguayenne de Grenade. Sa famille, l’une des plus respectables et des plus riches du pays, avait choisi pour lui des études de droit. Cependant, étant donné l’intérêt profond du jeune homme pour la littérature, son père accepta qu’il fît des études littéraires au Mexique et aux États-Unis. Mais le véritable moteur de son parcours de vie fut l’Évangile. Sous cette impulsion, il structura les trois grandes lignes qui caractérisèrent son chemin de vie : la lutte pour la libération de son pays, la fondation de la communauté de Solentiname et la poésie comme arme révolutionnaire. En 1957, il fut accepté au monastère trappiste de Gethsemani, dans le Kentucky. Il rencontra là-bas Thomas Merton, écrivain, poète et mystique, qui avait été nommé maître des novices un an avant l’arrivée de Cardenal. Cet événement eut un très fort impact sur le jeune homme. Grand admirateur de Merton, Ernesto avait déjà étudié l’œuvre de ce dernier et en avait traduit une bonne partie. Le fait de recevoir son enseignement pendant son noviciat releva, pour lui, d’une intervention divine. Son séjour à Gethsemani lui permit de se tourner vers un christianisme engagé sur les plans politique et social. Cet engagement inspira la Communauté de Notre-Dame de Solentiname, que Cardenal fonda en 1966 dans l’archipel nicaraguayen homonyme, un an après avoir été ordonné prêtre. C’est dans ce lieu utopique que la communauté chrétienne et artistique allait bientôt devenir un point de rencontre pour les guérilleros du Front sandiniste qui se battaient contre les Somoza. Selon ses mots : « C’est une véritable communauté. Les paysans sont des artistes. […] Ils sont heureux, tout le monde travaille pour tout le monde dans l’esprit le plus pur et le plus authentique du communisme. » Face à la guérilla, Cardenal affirmait être d’accord avec leurs objectifs, mais pas avec leurs méthodes. Cependant, face à la dictature de Somoza, il déclara que la seule voie possible était la lutte armée.
Après le triomphe de la révolution en juillet 1979, il essaya de reproduire, au niveau national, le modèle mis en application à Solentiname. En 1983, il exprima sa satisfaction d’avoir pu inciter le peuple (les Indiens, les paysans, les soldats, les ouvriers, les domestiques) à écrire de la poésie. La même année, Jean-Paul II interdit aux prêtres nicaraguayens d’exercer une quelconque responsabilité gouvernementale. Ernesto Cardenal était ministre de la Culture et son frère, Fernando, prêtre jésuite, ministre de l’Éducation. Tous deux désobéirent à l’injonction papale et conservèrent leurs portefeuilles ministériels respectifs.
Figure mystique de la rébellion, ses convictions l’amenèrent à manifester sa foi inébranlable dans le Christ. Par conséquent, si le Vatican s’éloignait du christianisme tel qu’il le concevait, lui n’hésitait pas à suivre le Christ, même si cela signifiait prendre ses distances avec le Vatican. En 1979, dans une interview donnée à El País, il répondit : « […] Je conçois le christianisme comme une révolution, c’est la libération de toute oppression pour l’humanité, et un serviteur du Christ doit être, comme lui, un révolutionnaire faisant preuve du même radicalisme ».
La marque d'un style
Son séjour au monastère de Gethsemani influa sur sa façon, reconnaissable entre toutes, d’aborder l’écriture. Son style, clair, méticuleux et direct, a beaucoup à voir avec la routine du travail manuel, simple et humble qu’il a développée dans la communauté trappiste. Son obsession en tant qu’écrivain était de toucher directement le peuple, grâce à un langage compréhensible, loin de ce qu’il appelait la poésie d’élite. En 1965, lors de son séjour au séminaire, un professeur de théologie leur apprit la mort de Marilyn Monroe. Cardenal écrivit alors l’un de ses poèmes les plus connus, Prière pour Marilyn Monroe.
Son travail comprend de nombreux essais sur la théologie, la politique, la poésie et plusieurs volumes de mémoires. Cantique cosmique, un poème de plus de 600 pages, est, avec Chants de vie et d’espoir, de Rubén Darío, également nicaraguayen, l’une des œuvres poétiques les plus remarquables d’Amérique latine.
Il resta à la tête du ministère de la Culture jusqu’en 1987. La corruption, l’autoritarisme et les divergences idéologiques éloignèrent Cardenal du Front sandiniste. Aux yeux du prêtre, Daniel Ortega avait transformé son pays en une nouvelle dictature après la révolution.
Candidat récurrent au prix Nobel de littérature, il reçut d’innombrables prix littéraires, et même la Légion d’honneur de la République française. En 2012, dans le discours de remerciement qu’il prononça lors de la remise du prix ibéro-américain de poésie Reina--HPSofía, il parla de lui-même de la manière suivante : « Ma poésie a un engagement social et politique, ou plutôt révolutionnaire. J’ai été poète, prêtre et révolutionnaire. »
Lors de son voyage vers les étoiles, des foules poussées à la violence par le pouvoir vinrent troubler ses obsèques et perturber son repos. Ignorants qu'ils étaient, ils ne savaient pas qu’ils ne pouvaient pas atteindre celui qui était parti, serein et en paix, dans la petite barque avec laquelle il pêchait à Solentiname et qu’il avait appelée « Saint-Jean-de-la-Croix ».
Eduardo Garrido
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