« Le soleil, large comme un pied d’homme »,
Héraclite d’Ephèse
Frédéric Musso a vécu. Né à Alger en 1941, il est l’auteur de quinze ouvrages : quatre romans dont La Déesse, La Table Ronde, prix Roger-Nimier 1975 ; trois essais dont Albert Camus ou la Fatalité des natures, Gallimard, 2006 ; deux récits dont Un Pékin en Chine, La Table Ronde, 1988 ; et six recueils de poèmes dont L’Exil et sa demeure et Le Soleil et la Source, publiés à La Table Ronde en 2013 et 2016.
À la mythologie de l’arrêt rimbaldien, il faudrait opposer la calembredaine profonde du graffiti de Prévert : « Pourquoi écrivent-ils : "Pourquoi Rimbaud a-t-il cessé d’écrire ?" puisqu’ils ne savent pas pourquoi il a commencé ? » Aussi trouver l’exil en sa demeure pour préserver les soubassements du désir : « Dieu. Le ciel et ses engelures. De doux métaphysiciens parcourent des rivages où la terreur ne se lève plus à la tombée de la nuit. Tête basse ils cherchent des galets dont les veines feraient une croix. » (Frédéric Musso.)
Le Rimbaud fantasmé de la maturité, délesté de sa défroque numineuse, de nouveau rassasié par une joie qui ne s’enjugue plus, poète élaborant un sillage solide aux Illuminations, c’est sous les traits de Frédéric Musso que je me plais à l’imaginer. Depuis Le Point sur l’île, paru en 1983, jusqu’à Le Soleil et la Source, six recueils de poèmes en prose, six temples érigés, dédiés aux « célébrations de l’insoluble », marqués du sceau rassurant de la nécessité. Ne pas plonger au fond de l’infini pour y trouver du nouveau, mais plonger au fond du défini pour y trouver de l’inépuisable : « L’âme fripée comme la pulpe des doigts dans la mer nous finissions la nuit dans l’affairement des bas quartiers. L’aube baignait nos visages. Nous atteignions des profondeurs d’amphore. "Sommes-nous loin du premier matin du monde ?" demandait l’un d’entre nous avant de commander à boire. »
Poèmes en prose, théorie de galets qui font comme peser « une menace sur la transparence du monde », et qui rendraient toute exégèse ou toute glose dangereusement melliflue. De quoi s’agit-il ici ? On n’oserait dire de tout. Le poème n’est plus comme selon Valéry « le développement d’une exclamation ». Nous comprenons en passant sur ce qui passe. Poèmes en prose mesurée, chantournés comme des formes fixes mais dans lesquelles la rime ne porterait plus son nom ; « boustrophédon des commencements » ; accore, récitatif comme phare à l’extrémité d’un promontoire :
L’idée que l’instant contient plus que lui-même taillait sa route entre la bourre et l’écume. Loin de la dépravation des terrasses tu te demandais s’il n’était pas temps de ressortir l’âme du magasin des accessoires.
L’âme (ou « ce que la vue est à l’œil ») se tait dès que l’esprit la regarde, et lorsque Frédéric Musso chante, c’est sur le mode « fugitif »: pied-noir, visiteur des maisons hautes d’Alger, pêcheur à la dynamite qu’on surnomma μαυροπόδαρος (« mavropodaros ») à Ierapetra, vous qui partageâtes nuque tailladée par le soleil - du temps que le rebétiko ne s’abîmait pas encore en bouzoukia -, la « cacavia » et ses trois cigarettes de cuisson sur une plage de la côte sud de la Crête ; vous qui savez le tragique de l’« érosion des marelles », de l’« invention du sang », des « chants cataleptiques » et de la « joie nacrée sur le ventre de l’amante », désormais Héraclite cévenol, Frédéric Musso, c’est le front bombé que je détourne avec orgueil L’Origine de la Tragédie : il me semble que vous avez désappris de marcher et de parler et que vous êtes sur le point de vous enfoncer comme un scaphandrier dans la mer, en dansant. Et « Regarde bouger le temps », dites-vous.
Guillaume Decourt
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