Pour dire le couple, c’est souvent le roman que Julie Nakache choisit, avec des objectifs bien définis. Dans Il neige un peu de lui sur le seuil où elle attend (Éditions d’Écarts, 2010), elle inverse les topoï de la rencontre amoureuse pour déléguer à un chanteur (qui fait doucement penser à Étienne Daho) les attributs du froid et de la banquise. Mélodiste terriblement angoissé, loin de l’idée même de l’amour qu’il trouve trop « moche », le pingouin chanteur dissémine l’amour qu’on a immédiatement de lui dans une solitude suicidaire. Autour de lui, ça papillonne sévèrement et Lô le peintre voit l’amour de sa vie lui échapper, pour rien, pour cette nuée blanche d’angoisse et de fureur. De son côté, la femme qui ne voit plus son reflet dans les miroirs quitte la peinture pour s’abîmer dans l’être mélodique et inatteignable.
La cible est bien le couple impossible, et indirectement la place de l’art dans leurs vies perdues. Portrait au visage manquant, paru quatre ans plus tard chez le même éditeur, est d’une autre dimension : plus sombre, plus cruel, plus tourmenté, il arpente les rivages de la folie, au fin fond des âmes esseulées, violentées par des drames, isolées dans des représentations de survie. Organisées autour de L’Origine du monde de Courbet, les intrigues des hommes et des femmes qui se croisent dans un village que l’on croirait tiré du Rapport de Brodeck ou des pages terribles des Saisons, ploient sous le poids des douleurs accumulées : obsession du visage inconnu de la mère, deuil de l’enfant mort-né, sexualités perverses et descente lente d’un amour qui aurait pu être absolu vers les caves infernales de terre et de vers rampants.
L’œuvre jeune de Julie Nakache s’élabore ainsi au croisement du désir, de l’amour, de la peinture et de l’abandon. L’écriture, volontiers poétique et lancinante, inlassablement fouille le fond muet des séparations, des solitudes et de l’instinct pourtant de vivre, qui connecte aux parfums des jardins, aux odeurs de chairs et aux humidités du vivant. La peinture est logiquement au centre de son dernier roman, Une nuit noire et longue (Le temps qu’il fait), consacré à un personnage de l’ombre de la vie de Rembrandt, Geertje, servante et nourrice devenue maîtresse du maître sous les yeux de sa femme agonisante, mais restée servante dans l’esprit de l’homme, écrasant toute l’humanité et toute la générosité qui tentaient de pousser à son contact.
L’inflexion sociologique et féministe est plus nette ici que dans les deux romans précédents, même si cette thématique de combat y affleurait. Inspirée de faits biographiques, Julie Nakache se préoccupe moins du génie de Rembrandt que du sort qu’il a réservé, au terme d’un procès atroce, à cette femme qui, ne pouvant plus lui réclamer de l’amour, lui demanda de l’argent devant les tribunaux. Déboutée, délaissée, elle finira sa vie abandonnée dans un asile, sur quoi ouvre l’incipit : « La porte se referme sur la cellule insalubre ». Réputée « perverse », « menteuse », « déséquilibrée », elle rejoint dans cette catégorie le terrible et émouvant personnage d’Élise dans Portraits au visage manquant, marqué lui aussi par une profonde humanité et un rapport intense à la vie. Le « vieil ours » auquel elle s’adresse dans cette fiction — qui peut se décrire comme une très longue lettre d’adieu et de rage —, c’est donc le génie, le maître absolu des peintres de son temps, le dramaturge de la lumière, des textures, des visages, le témoin d’une société aux codes complexes, aux vêtements raffinés, aux intérieurs d’une propreté philosophique. L’exploration fantasmée et documentée du rapport charnel de ce peintre animal aux femmes, à la peinture, au monde, refait le portrait dans l’autre sens, depuis le regard de l’animal blessé, la femme, jetée au sol, jetée en terre, massacrée par le mépris : « Dans ma cellule, livrée aux murmures des cafards, je me bouche les oreilles pour ne plus entendre la sentence du juge, venue d’un autre monde, d’une autre langue. Expier la faute d’amour. Je ne comprends pas les mots. Ici, je cesse peu à peu d’être moi-même. Je m’échine à survivre, devenue fantôme parmi les miséreuses, avec pour tout horizon les murs gris et froids de la cellule. »
C’est bien contre l’effacement de son identité que lutte celle qui parle depuis sa prison, mais aussi plus largement, plus moralement, celle qui parle depuis sa table de travail, la figure de l’auteur, qui interrompt régulièrement cette adresse inachevée à Rembrandt par des aperçus cinglants sur la condition des femmes au XVIIe siècle, pas si éloigné du nôtre. Et c’est progressivement une forme d’exofiction qui s’élabore, la figure de l’auteur interrogeant constamment sa propre vie à travers l’insupportable de ce destin caché, de ce visage jamais véritablement dessiné par le maître, de cette descente aux enfers.
Plus profondément, cette silhouette d’écrivain à sa table de réflexion permet à Julie Nakache de construire une méthode d’exploration biographique via une rêverie volontaire sur les tableaux, qui apparaissent explicitement ou au détour d’une phrase, d’une suggestion : « Je fixe la reproduction de Titus lisant, écoute le silence de la toile et essaye de descendre au fond des pensées de l’orphelin. ». C’est à partir de ce regard méditatif que s’élabore l’enquête sur tout ce qui ne s’est pas dit, sur ce qui n’a pas été peint ni représenté, cet oubli, cet effacement esthétique d’une femme essentielle, réduite au statut de personnage secondaire, puis d’ombre, puis vouée au néant : « La fiction peut tout, je crois. J’essaie de comprendre pourquoi la vie de mon personnage a été déviée de son cours, des campagnes hollandaises à l’atelier du peintre. Du foyer d’Amsterdam à la prison de Gouda, ses pérégrinations ont quelque chose d’éminemment romanesque mais ne disent rien de sa géographie intérieure ».
Cette géographie, arpentée avec empathie, sera de nuit, d’effort, d’amour et de terreur, mais simultanément on traque ici la folie des emportements, la trace des liens érotiques lisibles peut-être dans les dessins de Rembrandt, la magie d’un lien réel entre la paysanne et le peintre si glorieux, si lâche et si misérable. On explore aussi les liens souterrains présents dans tous les couples, faits de surprenantes dérives, d’ombres passantes, de doutes inattendus.
La projection de celle qui écrit dans le corps, les sensations et les souvenirs de la servante au grand cœur fait de ce livre un récit poétique et doux, parcouru de violentes douleurs, mélange caractéristique des écritures de Julie Nakache, et habité véritablement par la peinture. C’est ce qui en fait aussi, par une poétique indirecte des lumières et des couleurs, un très bel appel à regarder de plus près les tableaux de Rembrandt, sans faire de séparation entre l’artiste et l’homme, ni fermer les yeux devant ces visages de femmes que l’ombre des personnages de premier plan a laissés aux vers et à l’oubli.
Luc Vigier
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