Cela fait près de vingt et un ans que la Petite Personne, qui habitait d'abord au Seuil et qui s'est déplacée plus récemment chez Thierry Marchaisse, arpente les pages de livres étranges. Elle les déconfigure et les repense à l'aune de cette fiction d'espace dans laquelle le petit dessin évolue, charmant ectoplasme d'encre et de mouvement. Pas certain que la Petite Personne apprécierait de se faire traiter d'idéogramme. Elle en a pourtant l'allure très tracée, et si l'on observe le matériel des signes et des « trucs » dont elle est constituée, on réalise à quel point elle fonctionne comme un élément de l'alphabet chinois : un demi-cercle, un cercle approximatif, un fil noir plus épais entremêlé et disposé en zigzag, une paire de bras avec stylisation extrême des quatre doigts et du pouce, deux baguettes pour les jambes. À ceci près que les éléments pris séparément ne signifient rien, ou presque rien, et que tout est tracé à l'encre en un seul moment, d'une concentration extrême, où le hasard guide la volonté d'expression d'états d'âmes saisis au vol.
Ce n'est pas le moindre des paradoxes de cette virtuosité du dessin, qui tient aussi à son hybridation : la Petite Personne relève à la fois d'une écriture manuscrite qui se serait prolongée, par accident, en dessin anthropomorphe et de l'ébauche qui voudrait constamment retourner à l'écriture pour s'en tenir à la lettre. C'est du reste un sujet constant de débat entre la voix de l'auteur et la voix du mini-graph (chacune dans sa police d'écriture). Ce qui est en soi passionnant, avant même de lire ce qui s'invente et se dit dans cette mise en lignes du dialogue mental, c'est que le dispositif entre en contact avec des questions que la bande dessinée affronte elle aussi, dans la vitalité de la sémiotique sonore, dans la vibration des textes de phylactères, mais aussi plus directement dans la mise en scène de lettres-personnages. Non exactement figurative mais puissamment expressive, la micro-figure est d'abord, pendant une fraction de seconde, déconcertante et illisible : où sont les yeux ? les mains ? le visage, les cheveux ? Et puis soudain on la voit, on la voit-lit, la voilà. Sourire.
Ce phénomène de reconnaissance relève vraiment de la magie, d'une écriture intuitive du dessin : le sens et l'expression émotionnelle apparaissent simultanément, encore développés par les courtes scènes d'une page ou deux, dans ce grand ensemble où pourtant tout est lié. Ces petits instants, qu'on peut rapprocher de la technique du strip (encore un mot qui va ne pas lui plaire), nous entraînent exactement là, au théâtre, qui est la fois celui de la page et celui du langage : mise en scène, mise en mots, jeux de mots, de sens, de lignes, quiproquos, comique de situation, comique de trait, commedia dell'arte, tout fuse en jeu de pensée devant un décor invisible. C'est un petit théâtre de la conscience en réalité, une psychomachie tendre, où l'on aborde les angoisses fondamentales, de l'énigme du berceau à celle du tombeau.
La Petite Personne s'interroge en effet beaucoup : sur ses origines, sur l'éternité (si son auteur est mortel, qu'adviendra-t-il de la créature ?), et elle rencontre une autre Petite Personne équipée d'une faux et d'un grand œil noir. Les conversations entre elles deux, sensibles et justes, frappent l'esprit, forment une éthique, nous font entrer de manière indirecte avec ce qui nous tue, nous sauve, nous traverse, comme ces nuages d'encre noire qui parfois s'abattent sur les personnages. Le désir fait en contrepoint partie du propos, simplement écrit-dessiné dans la rencontre (fréquente) de deux griffouillis s'approchant, se mêlant, se confondant, parfois aussi dans le déplacement du point final d'une phrase vers l'intime de l'intime, éros et thanatos réunis par la plume ingénieuse. La Petite Personne et ses compagnons, ce sont aussi les oubliés, les reclus, les déprimés, ceux qui sont mal dessinés, qui ont été jetés à la poubelle, et qui voudraient bien entrer ou revenir, autrement dit être à la page, avoir leur moment de gloire visuelle, ne pas être abandonnés. Être aimés, surtout. L'allégorie fuse à chaque instant, l'éthique s'anime, le témoignage affleure, le théâtre est partout, le roman n'est pas loin. Et puis on va relire ça souvent, tellement c'est fort, tellement c'est tendre et placé au cœur obscur de l'humain.
Luc Vigier
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