« Vous ne voyez pas ?
Je vous fais un dessin. »
Par magie de plume d'encre, crayons divers, pinceaux ou tracés numériques, surgissent sur fond immaculé des corps magnifiques, dessinés comme s'ils étaient d'évidence, des bouches à se damner, des forêts où se perdre, des objets éparpillés du quotidien, des monuments isolés dans le ciel aux rayonnements de cinéma, des maisons de quartier, des lapins aperçus en promenade, des jouets et des visages. Le gaufrier des cases, quand il est maintenu, devient une pure séquence d'instants volés, un cabinet de curiosités, un dispositif volontiers expérimental, qui scande les fragments d'une autobiographie suggérée. Il construit déjà, quand je le découvre vers 2009, un monde suspendu dans chaque moment dessiné, un arc fixé dans l'espace entre la rétine-témoin et les objets pris dans son spectre à géométrie variable. Regarde, regarde, regarde les phénomènes.
Revoir le monde
Cette force d'observation a bien failli tout simplement et très brutalement s'interrompre. Alors qu'il avait déjà publié Lignes de fuite (Dumerchez), J'ai tout mon temps (P.O.L), Comment j'ai cassé mes jouets et Crabe sur son île (Petit P.O.L), le beau cerveau de Matton manque un jour d'exploser : un anévrisme rompu met de longs jours en péril la précision du geste, l'existence même du regard, l'existence même. Son retour à la vie, qu'on peut suivre alors sur son site, est empreint d'humour et d'émotion. Sorti de l'anesthésie et du coma, François Matton écrit des figures aperçues dans la zone indécidable du réveil : des éléphants maladroits apparaissent sur le fond blanc lumineux de la page web, des éléphants noirs, en troupeaux, scandant et martelant le sol d'un son imaginaire, peut-être issus des battements de son cœur, miraculeusement qui continuait à battre et à alimenter la vision, le mouvement, le souffle. Il y a de cette époque, outre ces images de renaissance, de splendides crucifiés sur lit d'hôpital. Le dessin s'est remis petit à petit sur ses pieds, le geste a repris et le regard contemplatif s'est affirmé, à la fois dans la continuité de ce qui avant faisait son réalisme mais aussi désormais comme ce qui fonderait son rapport au ciel, au temps, à l'amour. Ou le transformerait, par pures volonté et représentation.
Car l'œil de François Matton, qui feint la désinvolture et le détachement, revendique en réalité un respect absolu de ce qui est. Il pose sur lui un faisceau optique qui n'est pas sans conséquences : multiplications des lapins, collages baroques de scènes et d'objets issus de la table située devant lui ou d'associations iconiques de la mémoire, couleurs et aquarelles décalées, lavis fous et réalistes, délires et cauchemars exactement repris, scènes érotiques noyées, vanités de crânes et de stylos, micro-méditations sur l'être, pensée vaste du présent et de l'espace, assomption physique des présences et des territoires, projetés sur toutes sortes de surfaces, : plaques de verre de quelques centimètres carrés, murs immenses des salles d'exposition, petits formats des éditions P.O.L, grand format des albums, le geste graphique n'est pas le vrai problème. C'est dans la nature de la conscience que celui-ci est saisi. Il semble d'abord que ce soit merveille, et c'est merveille, mais c'est aussi (j'allais dire tout simplement) présence adressée.
Les dessins de François Matton sont presque directement des signes vers vous projetés et composent tout au long des albums des dix dernières années des ensembles énigmatiques, qu'il faut laisser tels quels, hors du langage commun. Je veux dire par là qu'il y a un phrasé purement graphique dans cette œuvre, ce qui n'interdit pas le dialogue avec les textes, la graphie, la calligraphie, l'autre voix, l'autre langage. Le but ? Atteindre, par la plus grande simplicité, la plus grande concentration possible, et peut-être en dehors de tout langage, la réalité même. C'est un travail long, patient, difficile, qui nécessite parfois qu'on se fasse tirer les oreilles...
Théâtre du texte et de l'image
Cela fait des années que le théâtre est présent dans le travail vocal de François Matton (voix, textes, mise en scène des vignettes et des pages), de même que les représentations d'une scission entre le sentir et le penser. On n'est donc guère étonné de découvrir dans Oreilles Rouges et son maître une approche presque dramaturgique de la formation au dessin, c'est-à-dire au regard, qui s'ouvre sur un paysage tout simple de montagnes, cadre suspendu sans cadre, dans la page, utilisée toujours, qu'elle soit numérique ou physique, comme matière et lumière.
Il s'incarne ici, réduit à l'essentiel, en un dialogue faussement naïf du disciple et du maître où l'on devine les figures de Socrate, les personnages des farces médiévales, de Scapin, de Jacques le Fataliste ou encore celles de ces maîtres bouddhistes qui apprennent pendant des années à de jeunes apprentis l'art de tirer à l'arc. Le jeu d'attachement et de rivalité entre les deux dessinateurs aboutit à des incises philosophiques rapides, précises et claires sur ce que sont le dessin, le regard, la pensée du réel, l'art de nommer (ou de ne pas nommer) une chose par sa forme… L'ouvrage trace ainsi, par petites touches délicates et accessibles, les contours théoriques des fondamentaux d'une pratique qui veut dépasser la question même du dessin, qui s'insurge contre le primat de la raison, de la pensée, du mental.
Pourtant, le jeu continue, le dessin et les « gribouillis » du disciple adressés à son maître font partie de la matière discursive, interviennent comme effet de réel contre la paroi de la page. On rêve de ce que tout ceci pourrait donner (au sens fort) sur scène, sur une autre scène, où le dessin apparaîtrait comme personnage (un peu comme chez Saint-Exupéry), dans une ambiance textuelle proche de Ionesco, parfois aussi de Beckett (on découvre avec intérêt une écriture qui est un mixte de didascalies, d'autoportraits et de notes), et serait projeté sur toile, sur voûte, sur grotte, dans sa première et neuve intention. Que François Matton dépasse sa propre maîtrise du dessin en figurant ici un disciple au trait maladroit permet qu'il s'approche des rivages qui pourraient bien parler aux plus nombreux, et suggérer l'importance vitale d'un art du regard.
Luc Vigier
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