Ariana Saenz Espinoza : Les artistes, les écrivains et les poètes ont toujours dialogué pour faire œuvre. Vous vous inscrivez dans une certaine tradition avec ce livre pourtant très personnel. Pouvez-vous en retracer la genèse ?
Thomas Ivernel : Je peux déjà dire que je viens d’un terreau de peintres et d’écrivains. Mais ma rencontre avec l’œuvre de Pierre Michon a été déterminante. J’étais aux Beaux-Arts au début des années 1990, un ami m’a parlé de littérature de Pierre Michon et j’ai commencé par Vie de Joseph Roulin. Dès l’incipit, j’ai été complètement happé et cette découverte a été d’une grande importance à plusieurs égards. Je suis un peintre figuratif. Au début des années 1990, à l’École des Beaux-Arts, être un peintre figuratif était perçu comme quelque chose de ringard et d’obsolète. J’étais passionné par les peintres dix-neuvièmistes, par Manet, Degas. En lisant Vie de Joseph Roulin, je me suis dit : « Ah, on peut écrire comme ça. » Peut-être que ça me donnait un peu la permission de peindre comme je le voulais.
A. S. E. : D’où la correspondance ?
T. I.: Oui, car c’est vraiment le seul auteur vivant qui m’ait fait cet effet. Il y a dans l’un des «Cahiers» de l’Herne, consacré à Pierre Michon, une très belle lettre de Christiane Rochefort, que j’ai par ailleurs connue, où elle lui écrit : « Cher Pierre, je ne sais pas comment vous faites. » C’est à peu près ce que j’ai ressenti et depuis cette première lecture, c’est un auteur avec qui je me suis mis à cheminer. Et puis je connaissais son beau-fils de l’époque, un peintre des Beaux-Arts. Il me parlait de lui pendant que je le lisais. Mon histoire avec Pierre s’est faite par réseaux, des réseaux qui impliquent d’autres écrivains et d’autres peintres.
A. S. E. : Comment l’avez-vous rencontré ?
T. I.: Je l’ai rencontré par l’intermédiaire d'Hugues Bachelot qui a créé avec Pierre Michon les Rencontres de Chaminadour au milieu des années 2000. Un soir de 2014, Hugues m’a emmené chez Pierre. Quand je suis arrivé, il m’a regardé d’un air malicieux et a dit : « Alors, tu fais de la peinture figurative ? » Et à partir de là, on s’est très bien entendus. Je lui ai montré mon travail, il a aimé des représentations de femmes de dos et m’a proposé d’en faire une série autour de laquelle il écrirait un texte, mais ce projet ne s’est pas réalisé. Ensuite, pendant la période du Covid, je me suis mis à relire ses livres et en particulier La Grande Beune, dont je m’inspire beaucoup ici.
A. S. E. : Alors comment en êtes-vous venu à la création de ce livre ?
T. I.: La relecture de La Grande Beune et d’autres livres de Pierre Michon m’a inspiré une série de gravures que j’ai conçues à partir d’extraits choisis. J’en ai parlé à Nicolas Malais, libraire de livres anciens et éditeur, qui m’a proposé de le publier. On a fabriqué le livre durant l’été dernier avec le maquettiste Philippe Lorrain, j’ai réalisé les gravures à l’atelier Balistic de Marilda Simonidhi et Michael Cane s’est occupé de la typographie des textes et de la couverture qui été fabriquée en typographie à partir d’une gravure. Je suis ensuite allé lui faire signer les colophons en juillet avec Hugues Bachelot. Le livre a beaucoup plu à Pierre, il a signé les exemplaires et m’a pris dans ses bras. Ce qui est merveilleux avec lui, c’est qu’il est à la fois le dernier écrivain du XIXe, comme il dit, mais c’est aussi un grand gosse.
A. S. E. : Comment avez-vous travaillé ?
T. I.: Ce qui est intéressant, c’est que j’ai travaillé un peu comme lui, à partir de carnets. Je suis parti de mes carnets de dessins, de croquis, j’ai fait des recherches – Pierre Michon parle beaucoup de son processus de création dans Le Roi vient quand il veut. L’idée de faire un parallèle avec l’utilisation de ses carnets m’est venue naturellement. C’est encore un point commun dans notre façon de travailler. Il a beaucoup de carnets, des carnets pour chaque livre, et de ses carnets au fil du temps il sort une phrase, il picore. Il lit et continue à noircir des carnets. J’ai extrait quelques phrases de ses livres et ce que j’ai essayé de faire, outre la correspondance des gravures et des extraits, c’est de créer une sorte de cut-up et que ça fasse sens dans un certain cheminement. Il y a des extraits de plusieurs livres de Michon, Les Onze, Mythologies d’hiver, mais c’est tout de même très axé sur La Grande Beune.
A. S. E. : Le titre est énigmatique, il est tiré d’une phrase de Pierre Michon ?
T. I.: Non, c’est une phrase du peintre Cennino Cennini. À l’époque où j’étais aux Beaux-Arts, le directeur de l’école, Yves Michaud, un philosophe-écrivain, avait publié un livre : Enseigner l'art ? : Analyses et réflexions sur les écoles d'art. C’est là que j’ai découvert cette phrase de Cennino Cennini, qui provient de son traité de peinture, écrit au XVe siècle. Dans ce traité, Cennini transmet un certain nombre de techniques taux jeunes artistes, comment broyer les couleurs, par exemple, et à un moment énonce cet avertissement : « Méfie-toi des femmes qui font trembler la main. » J’ai toujours retenu cette phrase et je trouve qu’elle prend aujourd’hui un relief assez amusant. C’est une phrase un peu provocante, mais éminemment michonnienne.
A. S. E. : L’une des gravures est mise en miroir avec cette citation de Pierre Michon : « Écrire, c’est changer le signe des choses, transformer la douleur passée en jouissance présente, faire de l’art avec la mort. » On peut penser ici à Michon citant Cixous dans un entretien « Je suis maître de ce lieu où je vais me mettre à mort. »
T. I.: C’est une phrase tirée du Roi vient quand il veut. La gravure est inspirée d’une série sur les ombres. On y voit un homme seul dans le noir, son ombre projetée dans une lumière qui vient de la fenêtre. Il y a une ambiguïté de l’espace, car la lumière projette à la fois l’ombre de la fenêtre et l’ombre du personnage. C’est la dernière gravure que j’ai faite pour le volume, elle m’est venue d’un coup. On y voit vraiment la nuit, qui compte énormément en peinture. Quant à faire de l’art avec la mort, cette image me parle autant que la nuit. C’est une phrase très simple. Je pense à la mort du père, qui revient souvent dans Le Roi vient quand il veut. On a tué le père à la Révolution et depuis, à chaque génération, on retue le père et à chaque fois, on recommence. Il y aussi une absence du père dans l’œuvre de Michon, mais dans ce qui me lie à lui, je dirais que c’est la filiation d’un père en art.
A. S. E. : Il y a aussi une gravure avec plusieurs figures plantées dans un décor aux éléments d’art rupestre. Au centre, un homme nu, derrière, une femme avec un caddie. Comment avez-vous eu l’idée de cette composition ?
T. I.: Ça, c’est une gravure qui mêle vraiment beaucoup de choses. D’abord un autoportrait que j’ai peint dans les années 1990, où je me suis représenté nu avec une tête de taureau des grottes. C’est amusant, parce qu’on retrouve la thématique de la grotte chez Pierre Michon alors que j’ai fait cet autoportrait avant même de lire La Grande Beune. Il y avait donc déjà des affinités électives. Non seulement ce lien avec le XIXe siècle, mais aussi la grotte, le mythologique. Dans une autre gravure, je me suis inspiré du Bernin, de sa sculpture incroyable de Daphné et Apollon. Le Bernin est pour moi l’un des plus grands sculpteurs. Au moment où Apollon va toucher Daphné, la main de la nymphe se transforme en feuilles, et chaque feuille est ciselée dans le marbre avec une délicatesse inouïe.
A. S. E. : Vous avez inclus une gravure érotique plutôt SM assez proche des dessins de Bruno Schulz.
T. I.: Je n’avais pas pensé à la référence à Schulz. Je m’inspire assez d’un symboliste belge, Félicien Rops, très anticlérical, pré surréaliste. Il faisait de l’art provocateur pour l’époque, mettait en scène des bonnes sœurs très sexualisées, c’était une sorte de faune. Dans cette gravure, j’ai essayé de retranscrire ce qui se passe dans La Grande Beune et de mélanger. J’ai pris une image de pin-up, de Bettie Page, dans les livres érotiques de l’époque. Et c’est aussi un clin d’œil à des références que m’a données Pierre Michon. John Willie, un illustrateur anglais, a fait toute une série de pin-up SM. Michon regardait ça quand il était garçon. Et cette Bettie Page couchée que j’ai reprise, cette iconographie, c’est aussi l’entrée de la grotte. L’éros.
A. S. E. : Une sorte de solitude ou de mélancolie émane de vos gravures, on pense à Félix Vallotton.
T. I.: Peut-être aussi à Hopper. Philippe Lorrain, qui a réalisé la maquette, a édité il y a un an et demi un livre sur Hopper dans la maison d’édition qu’il a créée, Vif éditions. Le texte est de Mark Strand, un poète américain ici traduit par Thierry Gillybœuf. En regardant les tableaux de Hopper, je repensais aux nouvelles de Carver, une lecture très importante pour moi. Ce rapport entre les deux se retourne dans un ou deux tableaux de Hopper où on sent vraiment l’ambiance de Carver. C’est quelque chose que j’aime assez et que je ne retrouve pas forcément chez les artistes d’ici, sauf chez Félix Vallotton en effet. Ces ambiances, ces intérieurs, ces couples qui se délitent. Dans la cinquième et avant-dernière gravure, j’ai représenté une femme de dos, de celles qui ont plu à Pierre Michon. Elle court seule sur une plage où j’ai peint un poisson mort au premier plan et plus loin quelques objets abandonnés. En correspondance, cette phrase de La Grande Beune, qui dit tout : « Les cœurs célibataires qui allaient la nuit chercher sens dans les flaques des Beune… »
Ariana Saenz Espinoza
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