Cette riche stratification culturelle n’empêche pas la critique thématique d’avoir manqué toujours d’assises théoriques. Bachelard a peu justifié la notion d’« imaginaire » à laquelle il est constamment revenu. Et Jean-Pierre Richard lui-même, une fois éclaircie la notion de « thème » dans la préface de L’Univers imaginaire de Mallarmé, n’a guère été soucieux d’expliciter sa démarche. Elle repose globalement sur une conception spiritualiste de l’œuvre d’art, lieu de projection et de cristallisation d’une vision du monde qui fait de chaque œuvre, comme l’affirmait Proust, un « paysage » singulier, à la fois unique, homogène, et incarné dans le tissu de l’œuvre. Le « thème » n’est donc pas un sujet récurrent traité par un auteur, mais l’affleurement, dans la langue même de l’œuvre, forme et sens mêlés, d’une « vision » irréductible.
Paradoxale en son temps, puisque opposée à toutes les tentatives d’objectivation textuelle fédérées autour de la « nouvelle critique », la critique thématique aurait-elle à ce point – et jusqu’à nos jours – irrigué et nourri la pensée littéraire et la pratique du commentaire, si elle n’avait été soutenue par l’invention d’une écriture ? Jean-Pierre Richard propose en effet une modalité tout à fait particulière de la parole critique, déployée non pas à la manière d’une analyse, mais en une sorte d’accompagnement du texte, qui vise la résonance plus que la causalité, et décentre constamment la vision que nous avons des textes comme par des effets d’anamorphoses. Ses commentaires récents des textes de Pierre Michon en sont une confirmation éclatante, et permettent de saisir les constantes et évolutions de sa démarche.
Jean-Pierre Richard a travaillé sur bien des auteurs contemporains. Mais avec Michon, le critique a fait une rencontre décisive, marquée par une séduction immédiate, comme il le précise en préambule de Chemins de Michon (Verdier, 2008) : « Que dire de la séduction immédiate, presque brutale, provoquée chez moi par un texte de Michon ? C’est l’effet, il me semble, d’une énergie de la langue, (…) d’une scansion, en somme, capable d’informer la matière des mots et le tissu d’un monde. » On reconnaît ici les motifs d’une scène critique récurrente chez Richard : séduction comme aphasique du lecteur, mise en jeu d’un désir (qui ne se confond pas avec un travail de connaissance), et saisie dynamique d’une écriture où se nouent l’élaboration du texte et l’apparition d’un monde singulier.
Après ses Vies minuscules (Gallimard, 1984), Michon a consacré plusieurs textes à des peintres : Van Gogh (Vie de Joseph Roulin, Verdier, 1988) ; Goya, Watteau et Lorentino dans Maîtres et serviteurs (Verdier, 1990). Ces textes ont permis à Jean-Pierre Richard d’affronter en critique la question des rapports entre l’écriture littéraire et la peinture : dans « Devenir Goya » (consacré au premier chapitre de Maîtres et serviteurs) en 2001 (Quatre lectures) ; et dans « Arles 1888-1889 » (consacré à la Vie de Joseph Roulin) en 2007 (revue Europe, « Littérature et peinture », janvier-février 2007).
La démarche de Richard sur les textes de Michon consacrés aux peintres déploie la scénographie habituelle de la méthode thématique : associé très vite à un « paysage », qui permet de légitimer le regard surplombant du commentateur, le texte est éclairé à travers le jeu subtil des catégories que le critique y décèle : les « deux motifs essentiels » du vent et de la colère, pour Van Gogh, puis les « trois entités élues (que sont) la couleur, la coiffure, la demeure ». Ces catégories critiques, totalement décentrées par rapport aux procédures habituelles du commentaire, balisent un parcours sensible autant qu’intellectuel de l’œuvre, dont le tissu même, sous forme de citations parfois longues, est directement incorporé à la parole critique.
La tendance de cette critique à l’euphémisation se confirme dans ces analyses. Le regard panoramique est naturellement porté à harmoniser une œuvre, à en gommer les points de tension. Ainsi, alors que Michon travaille ostensiblement dans un rapport conflictuel et inapaisé avec la tradition légendaire des Vies d’artistes, Jean-Pierre Richard unifie la vie de Goya à l’enseigne d’une « vie de saint » ; il voit même à la fin chez le peintre espagnol « une sorte de retour au calme », alors que le texte de Michon s’achève de manière équivoque, sur l’évocation d’un peintre « qui échouait à concevoir la Chute débridée aussi bien que l’envol ».
Cependant les textes de Michon, presque tous polarisés par les questions de l’héritage, de la filiation, de l’apprentissage et du ratage, introduisent dans la démarche critique de Richard une problématisation temporelle plus affirmée qu’avant. « Comment devient-on Goya ? », demande dès l’abord le critique. Ce que la démarche thématique a presque toujours de régressif et d’originaire est ainsi réorienté a contrario vers un moment fondateur à venir, vers l’énigme d’une vocation où se mêlent la trivialité événementielle de l’existence et les plus profondes interrogations métaphysiques.
La question de la peinture dans le texte littéraire avait déjà été abordée par Jean-Pierre Richard, notamment dans quelques passages de Proust et le monde sensible. Elle est même sous-jacente à sa démarche, depuis longtemps articulée autour de la notion de « paysage ». Mais avec les textes de Michon, cette question devient centrale. Il est vrai que Michon ne l’aborde que de biais : il se refuse presque toujours à décrire des tableaux connus, se mettant ainsi en marge de la double tradition de l’ecphrasis et de la « transposition d’art » ; fidèle à son choix d’une « anti-légende » des peintres, il retourne plutôt les tableaux, comme pour n’en faire voir que le châssis et la toile nue. Subtilement, il dissémine dans son écriture des allusions qui renvoient la mémoire visuelle du lecteur à des œuvres connues, mais sans les citer. Ainsi le fameux Champ de blés aux corbeaux n’est il qu’allusivement rappelé, dans les dernières pages du texte consacré à Van Gogh, par deux mentions des « corbeaux ». En revanche, la peinture est réinventée par Michon, dans la trame même de l’écriture, à l’occasion de scènes fantasmées où l’écrivain compose des épisodes traités « à la manière de ». La noce de Goya donne ainsi lieu à un épisode carnavalesque où se mêlent le tragique sombre et le burlesque des Caprices et des futures « peintures noires », dans une atmosphère de liesse populaire.
On peut s’étonner que Jean-Pierre Richard ne relève pas cette réinvention de la peinture dans l’écriture. Si l’écrivain retourne les tableaux ou les réinvente, le critique paraît, de son côté, les occulter. Et cet oubli éclaire singulièrement la démarche thématique. Tout se passe en effet comme si l’évidence du tableau était trop manifeste pour le critique. N’affirme t-il pas à propos de Van Gogh, et pour l’opposer à l’image mallarméenne de « l’absente de tout bouquet » : « Le tableau s’enferme, quant à lui, sur le souci, ou sur la jouissance de sa propre matérialité. » Il est bien vrai que la critique thématique, dans la filiation de Bachelard, développe toute une « rêverie » sur les matières et substances ; mais elle ne peut la déployer qu’à la manière d’un fantasme, à partir de l’abstraction des mots. La matière picturale, évidente, est refusée au profit de la seule matière textuelle, riche de son ambiguïté. Et c’est pourquoi le tableau demeure caché derrière le texte.
L’occultation du pictural révèle un aspect majeur de la critique thématique : elle est spécifiquement « littéraire », au sens où elle se place dans l’ambivalence du signe, entre présence et absence. N’est-ce pas pourquoi les textes de Jean-Pierre Richard relèvent eux-mêmes d’une écriture, dans toute la dimension littéraire du terme ? Loin de réduire en l’analysant la construction symbolique d’une œuvre, ilsla ressaisissent et la renouent à un niveau supérieur, dans le tissu moiré du langage critique.
Daniel Bergez
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