Léonore Queffelec : Maurice Benayoun, j’aimerais savoir comment vous vous définiriez…
Maurice Benayoun : En général, quand on me demande de me définir, je me définis comme artiste, parfois en précisant « en relation avec les nouveaux médias », mais ce n’est pas uniquement ce que je pratique… Je suis aussi professeur à la School of Creative Media de la City University of Hong Kong.
LQ : Qu’entendez-vous par le terme « nouveaux médias » ? Les réseaux sociaux, par exemple ?
MB : Non, lorsque je parle de nouveaux médias, je parle le plus souvent de médias émergents. C’est tout ce qui a fait l’objet de mutations importantes ces trente dernières années et ce qui a changé notre façon de voir les choses, de considérer le monde. Ça va des technologies de communication, les réseaux, à la réalité virtuelle, la réalité augmentée, l’intelligence artificielle, mais aussi l’électroencéphalographie et toutes sortes de choses…
LQ : Quels sont, selon vous, les arts numériques ou l’art numérique ?
MB : J’avais donné une définition il y a quelques années. Je définissais le numérique dans l’art. Ce qu’il faut retenir avant tout de l’art dans le numérique, c’est que c’est ce qu’il reste quand on a coupé le courant. L’article s’appelle « Tentative de définition de l’art numérique », il a été publié en 2004.
LQ : Et ça change le monde ?
MB : C’est juste révélateur. Je ne considère pas que les artistes doivent apporter des réponses, je pense qu’ils sont là pour poser les questions. Et ça me paraissait intéressant de le dire, plutôt que de s’extasier devant l’augmentation des échanges et de ce qu’on appelle la « communication ». Je m’intéresse beaucoup plus aux effets de bords et je trouve tout à fait spectaculaire que l’on puisse accorder plus d’importance au fait d’être en contact qu’à la nature de l’échange lui-même. Sur les réseaux sociaux, c’est assez frappant : il est clair qu’il n’y a pas une nécessité d’échange mais une nécessité de reconnaissance, une nécessité de présence. Et je crois que l’on utilise ces réseaux comme des miroirs magiques qui nous renvoient une image, qui ne serait peut-être pas nécessairement positive, mais que l’on aurait contribué à reconstruire.
LQ : Oui, à ce propos, le collectif allemand Fur avait proposé, en 2012, Facebox, le plus petit réseau social du monde, où deux personnes avec un ordinateur en carton sur la tête devaient dialoguer. Ils essayaient de recréer un contact physique entre les hommes à l’heure de la « solitude de masse » ?
MB : Je crois qu’il y a plusieurs choses à mettre en évidence. Ce n’est pas nécessairement pour être critique, simplement pour avoir un regard un peu libre et pour se rendre compte de ce qui est en jeu, de ce qu’on active avec les réseaux. On active autre chose que des fonctions de communication.
LQ : Pourquoi digitaliser l’art ?
MB : Je ne suis pas pour la digitalisation de l’art. Je considère que l’art est une pratique qui affecte l’ensemble des champs de conscience et des champs d’activité de l’humain. Et je ne vois pas très bien comment l’humain pourrait ignorer le champ du numérique, alors que tant d’enjeux sociétaux sont déterminés par ce champ. Digitaliser l’art, ça voudrait dire transformer un art qui serait par exemple analogique en une version numérique, ce qui ne m’intéresse pas du tout. En revanche, il me semble clair qu’il y a de telles mutations induites par les technologies que les ignorer serait un aveuglement total. C’est un peu la place de l’artiste que d’interroger le potentiel et les limites de ces technologies.
LQ : Comment l’élaboration d’une œuvre se construit-elle à travers ces nouvelles technologies ?
MB : Je ne dirais pas « à travers ». Les technologies permettent des choses que l’on ne pouvait pas imaginer auparavant. Alors, effectivement, l’interaction, c’est quelque chose que l’on peut tout à fait pratiquer dans le spectacle vivant : tout à coup, dans le champ des représentations, il est devenu possible d’exister pour le spectateur. Il y a un glissement de statut, de positionnement, de présence, qui est absolument fondamental. Donc, qu’est-ce que ça veut dire d’être à l’intérieur d’une représentation qui est susceptible de se modifier ou de réagir non seulement à notre présence, mais aussi à notre comportement, à ce que l’on émet comme message ? On crée des « œuvres dialogue », c’est-à-dire des œuvres qui s’activent à l’occasion de notre arrivée et qui sont probablement différentes pour chacun. Mais ça ne veut pas dire que l’auteur s’est totalement effacé, bien au contraire. Il a créé les conditions de l’émergence de l’œuvre et c’est, pour moi, l’une des plus grandes mutations de la création.
D’une certaine manière, c’est l’introduction de la virtualité à l’intérieur de l’œuvre. Je ne dis pas de la « réalité virtuelle » mais bien de la « virtualité ». Autrement dit, l’œuvre n’est pas une forme figée dont on considérerait qu’elle est l’assemblage idéal d’éléments, de composantes savamment agencées par l’artiste. Mais elle est en fait très souvent une situation, un contexte, une question. Mes premières œuvres interactives dans la réalité virtuelle s’appelaient Les Grandes Questions. L’œuvre est une question et elle s’active à la venue du spectateur, qui n’est plus nécessairement un spectateur à ce moment-là. L’artiste est toujours un peu là où on ne l’attend pas. Mais si on réussissait à définir l’œuvre, l’œuvre d’art numérique, je suppose que les artistes s’évertueraient à faire autre chose.
LQ : L’Atelier des lumières, à Paris, organise des expositions digitales d’artistes nés avant la naissance des écrans. L’exposition Klimt, peintre né en 1862, fut digitale, par exemple, à travers des écrans. Pourquoi métamorphoser les œuvres d’art ?
MB : Alors, il faut leur poser la question, je n’en ai pas la moindre idée. Je pense que c’est comme lorsqu’on fait du papier peint. Du papier peint animé. Quand je disais tout à l’heure qu’il y avait un glissement de la présence, du positionnement du spectateur, là nous sommes effectivement dans des espaces supposés immersifs, parce que l’on est entouré par l’image, mais en fait c’est vraiment du papier peint qui bouge. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de relation entre ce qui est donné à voir et une quelconque propriété caractéristique, comportementale, du visiteur. Donc, moi, ça ne m’intéresse pas. Ça ne m’intéresse pas, car je ne pense pas que Klimt voulait faire du papier peint, sinon c’est ce qu’il aurait fait. Même s’il y a un côté indéniablement décoratif dans son travail, ce n’était pas son intention. J’aurais préféré que les auteurs de ce type de travail prennent le risque de donner des formes qui leur sont propres, qu’ils ont choisies, qu’ils ont définies. Je ne soutiens pas particulièrement ce type de pratiques. Pour moi, c’est justement le dévoiement total, car, en fait, c’est le glissement vers l’entertainment, vers le décoratif, avec un saupoudrage pseudo-culturel, car on fait référence à des œuvres de l’histoire de l’art. Concrètement, je comprends que ce soit plus facile à faire passer, car c’est un objet décoratif, animé, et l’on a l’impression d’être entouré. Les gens se sentent comme dans un aquarium : c’est immersif.
LQ : Qu’est-ce que l’art aujourd’hui ? Et comment rassurer les lecteurs qui ne se retrouveraient pas dans cet art 4.0 ?
MB : Ça n’existe plus vraiment ça, je crois. Effectivement, la problématique, le questionnement sur le sens qu’il peut y avoir à utiliser les nouvelles technologies pour produire de l’art, c’était un questionnement qui était attendrissant dans les années 1990. Il y avait un vrai phénomène d’allergie des milieux intellectuels. Il y avait de vraies réactions d’allergie chez certains qui associaient la technologie à l’industrie et donc à une dimension commerciale, à l’une des composantes du capitalisme historique. D’une certaine manière, ils considéraient que l’artiste qui utilise ces technologies est un artiste dans le compromis, avec une perte certaine d’authenticité. Maintenant que tout le monde a dans sa poche l’équivalent des ordinateurs géants de l’époque, la question ne se pose plus comme ça. On comprend juste que ce que l’on imaginait être un simple phénomène de mode (combien disaient dans les années 1990 qu’Internet était un phénomène de mode voué à disparaître) est un média bien réel. Quand j’ai fait la première série en images de synthèse, Les Quarxs, il y avait énormément de personnes pour dire (je parle par exemple de la directrice des programmes « jeunesse » à France 3) que les enfants ne s’intéresseraient jamais à l’animation 3D.
Ce qui est amusant, quand on sait qu’aujourd’hui 80 % des programmes pour enfants sont faits en 3D. Mais, à l’époque, on inventait cela et c’était toujours le même refrain qui revenait : c’est impropre à la production artistique, puisque l’on fait appel à des technologies ; on a besoin de béquilles ; c’est une production qui est médiatisée ; il y a une perte d’authenticité réelle et nous ne sommes pas dans le geste, la main, le savoir-faire, l’artisanat, etc. C’est totalement attendrissant maintenant ce genre de raisonnement. Je le disais déjà dans les années 1990, on se pose la question de savoir si le numérique a sa place dans l’art, mais personne ne se demande si c’est normal d’éclairer les musées avec de l’électricité. Vous vous rendez compte ? La chaîne de production avec les centrales nucléaires, avec des ombrals électriques, avec du charbon, alors que l’art doit rester pur et que l’on doit attendre qu’il fasse jour pour regarder l’œuvre à l’extérieur, quand on peut. Si on ne peut pas, c’est que la nature l’a voulu ; donc, d’une certaine manière, le divin est engagé dans l’opération. Tout cela est attendrissant et je disais également que l’électricité n’est pas une centrale électrique pour nous. Pour nous, c’est deux trous dans le mur. Eh bien, le numérique, c’est deux trous dans le mur. Que cela ne nous rende pas naïfs, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune innocence et aucun effacement du numérique. Il y a plutôt, je dirais, d’autres outils de persuasion, de diversion, de coercition, de contrôle, mais aussi de création, d’amplification de notre potentiel créatif. Ce n’est ni le meilleur ni le pire de tous les médias que l’on a connus jusqu’à maintenant.
LQ : Quels sont votre actualité et vos futurs projets ?
MB : En ce moment, je travaille sur un gros projet commencé il y a plusieurs années et qui s’appelle le Brain Factory, où j’offre la possibilité au public de donner une forme aux transactions humaines par la pensée. Quelle est la forme de la liberté, quelle est la forme du pouvoir, quelle est la forme de la connaissance ? En utilisant un dispositif d’électroencéphalographie très léger, plus léger que mes lunettes, chacun va agir sur une forme qui est en train d’être générée par la machine, mais qui va faire l’objet de mutations particulières en fonction de comment on la perçoit et du fait de la mettre en relation ou non avec un concept abstrait.
Ce projet a subi une évolution récente qui s’appelle Value of Values sur Internet : v-o-v.io C’est-à-dire que les transactions humaines sur lesquelles on travaille sont les valeurs humaines. D’abord, j’offre la possibilité de donner une forme aux valeurs humaines : par exemple, la liberté, l’amour, le pouvoir, la passion, l’argent, etc. Une fois qu’on lui a donné une forme, on devient propriétaire de la forme. Et cette forme est enregistrée sur la blockchain. Ce qui permet quelque chose d’intéressant : on va pouvoir échanger et vendre des valeurs.
Qu’est-ce que vaut la démocratie ? Qu’est-ce que valent l’amour, le désir, le plaisir, le pouvoir ? Quelle est la hiérarchie des valeurs selon les personnes, selon la région, selon le pays, selon le continent ? Est-ce que la hiérarchie des valeurs en Chine est très différente de la hiérarchie des valeurs aux États-Unis, par exemple ? C’est ce que j’appelle la « création transactionnelle », c’est-à-dire la transaction qui donne son sens au résultat. Au-delà de la construction d’une forme qui peut être sculpturale, on contribue à rendre visible la hiérarchie des valeurs pour chacun. Sur le site Web (v-o-v.io), on peut voir de quoi parle le projet, car c’est assez complexe. L’œuvre a fait le tour du monde : elle est actuellement exposée en Italie, juste avant en Corée et à Hong Kong. Ensuite, elle sera exposée à Shanghai, en France, en Suisse, en Allemagne et ainsi de suite. Ce qui va permettre d’avoir des ressentis et des agencements différents sur la valeur relative des valeurs.
LQ : Donc, si j’ai bien compris, on parle de transactions humaines ?
MB : Il y a quelque chose qui s’appelle la « poésie transactionnelle » sur le site v-o-v.io. Si, par exemple, j’ai, dans ma collection de valeurs V of V, « intégrité », que ça ne m’intéresse pas et que je préfère avoir « sexe », cela va générer une phrase du type : « J’ai dû abandonner mon intégrité pour avoir plus de sexe. » Du moment où l’on échange des valeurs, on dit quelque chose. On dit, d’une part, ce qui est important pour nous et ce qui est moins important. D’autre part, comme cela rentre dans un système financier par la blockchain, eh bien progressivement, ce que l’on voit très bien sur le site, on va se rendre compte que certains seraient prêts à payer par exemple 1 000 € pour avoir « money 888 », et d’autres 130 € pour avoir « love 1982 », parce que c’est la date de naissance de leur chéri et que ça renvoie à des émotions. Tout cela amène chacun à se positionner dans son système de valeurs. Culturellement, c’est intéressant parce que ça permet aussi de comprendre que, peut-être, une valeur comme « suprématie » a plus de sens aux États-Unis qu’en Chine, par exemple.
LQ : Et, ensuite, vous allez établir une typologie des valeurs selon les mots, les pays ?
MB : Eh bien, c’est fait en temps réel, cela s’affiche sur le site. Alors, pas encore selon les pays, car nous avons commencé en juin. Pour l’instant, il n’y a que la Corée et l’Italie, mais, dès qu’il y aura assez de pays, on commencera à afficher une hiérarchie de valeurs par pays.
Léonore Queffélec
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