Texte préparatoire au discours mythique de Mirabeau prêt à être prononcé le 2 mars 1790, dicté par le tribun, terminé de sa main et organisé en 85 arguments numérotés par lui-même, ce manuscrit représente un chaînon manquant, retrouvé et conservé par Serge Wasersztrum à la librairie de la 42e Ligne (Paris VIe). Si Mirabeau n’a pu lire son discours et le développer devant l’Assemblée, ce dernier avait été porté à la connaissance du club des Jacobins et de la Société des amis des Noirs. L’histoire a retenu que Barnave, président de séance, ne donna la parole ni à l’abbé Maury qui la réclama, ni à Mirabeau (cf. « Mémoires biographiques, littéraires et politiques de Mirabeau », p. 1131).
Tandis que la population contrariée en Europe reste stationnaire.
Tandis que les nègres sont de toutes les races d’hommes la plus féconde.
Tandis que le climat de nos îles est très propice à favoriser cette fécondité. 43
Oui, nous traitons mieux les bêtes dont nous faisons notre nourriture. 43
Quelle différence, Messieurs, dans le continent de l’Amérique ! 44
En un siècle une poignée d’hommes produit une population immense ; voilà les fruits de l’industrie de la liberté de la prospérité.
Une nation de 3 millions d’hommes n’est que la postérité de ce pays d’hommes pauvres, mais libres et laborieux.
Dirait-on à présent que les esclaves des colonies sont plus heureux que nos paysans ?
À la vérité nos paysans ont souffert sous la verge de la féodalité.
Mais notre révolution les affranchit à jamais.
Bernardin de Saint-Pierre dit qu’à tous égards les colonies pourraient être cultivées par des ouvriers français qui manquent de travaux et que tout le monde s’en trouverait mieux.
Quel odieux argument d’ailleurs, de dire que parce que nous avons des paysans malheureux il ne faut pas s’apitoyer sur les nègres qui le sont encore plus ?
Il est trop vrai que, sans comparaison, les nègres sont les plus mal heureux de tous les êtres vivants quels qu’ils soient.
Pour l’utilité à en tirer, on les traite comme des bêtes de somme.
On ne leur suppose d’intelligence humaine que pour obéir et souffrir les châtiments.
Et, en effet, sont-ils coupables, on les punit comme coupables intelligents, ainsi animaux, s’il faut servir, hommes s’il faut souffrir.
Ainsi, différant si peu par leur sort de la simple brute, ils ont à regretter de ne l’être pas tout à fait.
Et ce commerce n’est pas inhumain !
Vous allez le voir aussi, en Angleterre même, sur 100 000 Noirs importés il en périt un 5e avant d’arriver. 48
Les causes ? Le désespoir, la faim, la soif, les maladies dans le voyage d’importa tion, outre ces affreuses causes de destruction, les suicides, les révoltes, enchaînés 2 à 2 – asphyxiés – morts attachés aux vivants. 49
Mais ne peut-on pas charger moins de nègres sur chaque vaisseau ? 51
Non. C’est un fait dont la mesure est légalement fixée, et d’ailleurs, le transport serait moins lucratif s’il était moins barbare.
Mais laisse-t-on du moins mourir ceux que le désespoir porte à se détruire. Non, et de tous les instruments destinés à les torturer, le plus terrible est celui qui les contraint à manger quand ils voudraient mourir de faim. 52
Toutefois, on approvisionne du poison pour s’en servir au besoin, notamment dans les révoltes. 52
Ou dans les trop longs calmes qui surprennent les bâtiments en mer.
Décrétez donc MM. les meurtres, rendez l’empoisonnement légal ! 52
Il n’y a donc de remède à tant d’horreurs, sinon :
1° de défendre, à l’avenir, l’achat et le transport des nègres ;
2° d’adoucir autant que possible le sort de ceux qui sont dans l’esclavage. 54
L’abolition de la traite remplira cette dernière condition.
« Mais, dit-on, on veut, en effet, faire des lois protectrices des nègres. »
Soit, mais seront-elles exécutées quand les juges seront eux-mêmes maîtres d’esclaves ?
Comme tels imbus des mêmes préjugés, infectés des mêmes vices, et pourront-ils en punissant la conduite de leurs justiciables, condamner leur propre conduite ?