Blaise Pascal, comme tous les jansénistes, refusait de se faire tirer le portrait, mais à sa mort, en 1662, sa sœur, Gilberte Périer, demanda au peintre François Quesnel II, qui l’avait bien connu de son vivant, de le représenter à partir de son masque mortuaire et de ses souvenirs. Regardons ce visage. Les ténèbres lui font un cadre. La face est asymétrique, les arcades et les pommettes saillantes mais secrètement minées. Un front qui médite et des yeux qui rêvent ; le regard doux où se devine un éclat de mépris ; le nez long prolongeant comme une lame usée l’arc volontaire des sourcils ; la bouche avide et dédaigneuse ; des joues creuses que colore un reste de plaisir d’exister ; des lèvres d’enfant gourmand décochant un trait d’ironie amère ; un menton fuyant ravalant tout appétit. Les visages parlent, et disent qui nous sommes sans le savoir nous-même. Il émane de ces traits qui semblent se contredire, et même se combattre, un mélange de curiosité et de lassitude ; une fatigue d’être, mais non de penser. Une froideur raisonneuse cachant une brûlure incalculable. Un détachement du monde enfermant sa superbe au-dedans de soi comme un trésor dérobé aux envieux. Ce Pascal est à l’image de ce qu’il écrit : un amas de contradictions.
Paradoxe, ou comme il dirait, contrariété, la plus criante : de ses jeunes années jusqu’à sa fin précoce, il s’intéressa à tout et s’occupa de tout, sauf de littérature. Les plus belles pages de la prose française ont été écrites par quelqu’un qui ne voulait pas écrire, et qui aurait préféré simplement penser, savoir, pouvoir, croire, aimer. Ces verbes à l’infinitif traceront le parcours de sa vie. […] En fait, tout au long de sa vie brève (il mourut à trente-neuf ans), ardemment anti-conciliateur et profondément non réconcilié, Pascal resta multiple et divisé, et d’abord contre lui-même. Philosophe (L’art de persuader, 1657), théologien polémiste (Lettres provinciales, 1656‑1657), croyant mystique (Mémorial, 1654), mathématicien (1640‑1648, Traité du triangle arithmétique…), physicien (1647‑1653, Traité du vide…), penseur politique (Discours sur la condition des grands, 1660), moraliste séculier (Pensées, 1658‑1662), apologiste de la religion chrétienne (1655‑1660, Mystère de Jésus…), qui était-il ? Au terme d’un long parcours parmi sa vie et ses écrits, je n’ai pas de réponse et me garderai, comme il dit, de faire l’entendu. Sa vie et son œuvre furent une suite de sauts dans l’inconnaissable. Ce que Sainte-Beuve et les biographes appelleront une conversion. Il y eut un moment où Pascal sembla dire : je ne veux pas savoir, je ne veux que croire. Pouvoir me désole, penser me console. Vivre me tue, aimer me fait être. Mais tout cela reste si mêlé. […] Pascal est ce qu’il dit de l’homme en général : « un monstre incompréhensible ». Classique et moderne, mystérieux et disert, humble et orgueilleux, enfant et stratège, mondain et reclus, fanatique et incertain, sans crainte et sans espoir, rationnel et déraisonnable, habile et mystique. Scientifique, il est tout comment. Croyant, il n’est qu’un pourquoi. Cherchant toujours la raison des effets mais incapable de déduire les effets des raisons, il est celui par qui arrive le scandale. Scandale de ne pas savoir si l’on croit ou si l’on croit que l’on croit, scandale de ne pas savoir et de croire, scandale de rester dans la nuit de la passion quand la raison vous appelle au jour. Scandale de penser, et encore plus, de ne pas penser. Scandale d’exister et de n’être pas. Il aime les excès, les contraires, les extrêmes, jusqu’à l’oxymore : « Infini rien », c’est le titre d’un fragment. Il vous perd avec de perpétuels renversements du pour et du contre. Non qu’il ne sache pas que penser ou quel parti prendre. Il pense la contrariété du réel, et c’est nous qui n’avons pas la force de fixer ce partage d’ombre et de clarté, de bonheur et de malheur, de grandeur et de bassesse, de proche et de lointain, de présence et d’absence. De sens et de non-sens, comme dans cette formule, étonnante pour un mathématicien : « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité. » Un infini serait-il moins infini qu’un autre ?
Psychanalyste et écrivain, Michel Schneider a notamment publié Glenn Gould piano solo (1988), Musiques de nuit (2001), Schumann, les voix intérieures (2006) et Prima Donna (2001).
La Nouvelle Quinzaine Littéraire
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