Bruno Latour est un philosophe qui explore les marges, pratique le pas de côté et le coup d’œil latéral mutin ; il est lié multiplement à un monde qu’il pense, analyse et fait muter. C’est par ces écarts qu’il est devenu central ; il nous a appris à voir la société moderne occidentale pour ce qu’elle est, contre ce qu’elle dit d’elle. Après la disparition de plusieurs penseurs de sa génération qui ont contribué à réfléchir et à éclairer les médias (Michel Serres, dont il était proche ; Bernard Stiegler, qui partage son arrière-plan simondonien de penseur des techniques), le sentiment que l’époque bascule croît. Le retrait discret qu’est cette disparition annoncée à demi-mot nous invite à revenir sur les traces que Bruno Latour a laissées et à méditer la cohérence de cette œuvre foisonnante qui, maintenant qu’il n’est plus, paraît avec une clarté nouvelle. Comme il en a été avec l’Abécédaire de Gilles Deleuze – dont Latour partage l’humour facétieux –, l’interview de Nicolas Truong lui donne la consistance fugitive d’un sympathique fantôme. Il imite l’ange de Klee analysé par Benjamin et nous souffle qu’il faut clore une parenthèse, celle de « la modernité comme mot d’ordre ». Elle est ce front pionnier conquérant, ce mythe du destin de l’Occident, de la frontière que l’on repousse : s’ensuit le clivage des sociétés et des individus (nature/culture, âme/corps, sujet/objet).
L’écologie est l’alternative actuelle au vieux monde moderne guerrier. Dès son premier terrain à Abidjan, le futur anthropologue des sciences, alors professeur de philosophie formé à la tradition, bifurque : « les Blancs ont la langue fourchue ». Il faut montrer que les Modernes ne font pas ce qu’ils disent et ne disent pas ce qu’ils font. Bruno Latour pratique alors le retournement du miroir et réalise une « anthropologie des Modernes » : en laboratoire, au Conseil d’État…, montrer l’entrelacement des modes de véridiction, plutôt qu’opposer les disciplines comme les domaines de domination, est l’enjeu de ce retour d’expérience. Opposé au fondationnalisme et au fondamentalisme, il pratique la radicalité délicatement. Il trouve la manière et le moment pour infléchir les flux. Louis Pasteur est ici le héros : il rend visible l’invisible en inventant (au sens de l’archéologie) les microbes. Il en fait des êtres socialement actifs. L’humain est un Terrien ; il ne tient que par son rapport au reste du vivant. Le laboratoire produit une extension du domaine de la lutte, car s’y joue l’inclusion dans la société de cet objet dont les politiques s’emparent : le virus. Cette épopée à la Tolstoï est racontée dès 1984 dans Pasteur : guerre et paix des microbes. Bruno Latour dit ce qui sera devenu pour nous une évidence lors de la récente pandémie : le scientifique n’est pas devin mais réaliste. L’avant-Covid prépare l’après : Où atterrir ?, demande-t-il en 2017 ; Où suis-je ?, en 2021, tire les conséquences du ralentissement d’une économie hors-sol issue des différents « décollages » des années 1950. Postcoloniale, écologique, son action est diplomatique et tend à faire voir que nous nous tenons tous et que nous nous tenons par des objets qui ne sont pas si inanimés que cela ; il nous demande en retour à quoi nous tenons et ce qui nous rend responsables.
Bruno Latour pense en bande, et il ouvre les voies : transdisciplinaire, il pense le pluralisme des cultures avec l’anthropologie (Philippe Descola), retisse des ponts entre les sciences humaines et le laboratoire (Michel Serres), collabore multiplement avec l’anthropologue des sciences Isabelle Stengers, dans le sillage de Deleuze, Whitehead et Souriau, pour penser l’entrelacement des modes d’existence comme ceux de la fiction et du savoir. Par ces différentes approches, l’irruption de Gaïa dans la politique (l’Anthropocène est l’événement civilisationnel à penser) est un bouleversement tectonique des esprits que Bruno Latour a permis d’appréhender afin d’éviter l’état de choc paralysant et de nous rendre notre puissance d’action. Aller aux frontières, trouver dans les frictions l’occasion d’un bougé, conserver les différences et les rendre fructueuses, sentir la fragilité associée à la dépendance comme le lieu où vibre le fil d’une humanité en péril, sont autant d’attentions qui donnent sa bonne définition à la formule de Heidegger sur le philosophe comme « berger de l’être ». Elle trace le portrait de Bruno Latour aujourd’hui disparu. Il nous revient de mieux connaître pour poursuivre ses frayages et maintenir la lueur dont il était un des vigiles.
Christophe Grosjean est professeur agrégé de philosophie.
Christophe Grosjean
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