Esthètes dilettantes bénéficiant de l’aisance d’une fortune familiale, passionnés par le XVIIIe siècle français auquel ils ont consacré plusieurs ouvrages, autant que par l’art japonais qu’ils ont largement contribué à faire connaître en France, les frères Goncourt furent pour leur époque d’abord des romanciers, contemporains de Flaubert et Zola. Germinie Lacerteux, récit très étonnant de la double vie d’une servante (inspiré par la vie secrète de leur propre servante, Rose), mérite d’être redécouvert, comme emblème d’une écriture qui tente de débusquer le réel derrière le vernis des apparences, au moyen d’un style aussi précis que sophistiqué. Mais pour la postérité les frères Goncourt sont surtout les rédacteurs d’un Journal en tous points passionnant, dans lequel ils se sont engagés à partir de 1851. Au fil des ans, et surtout après la mort douloureuse du plus jeune des deux frères, Jules, en 1870, ce travail a été mené de plus en plus dans une perspective testamentaire, et conçu comme œuvre et témoignage posthumes.
Le journal littéraire y croise la chronique sociale et politique, les fragments de mémoires historiques – marqués notamment par les événements de la Commune et du siège de Paris –, tout en présentant une galerie de portraits à l’eau-forte et un carnet de réflexions de moralistes. Pour les deux frères, il s’agit de saisir en chaque occasion, par une lucidité toujours en éveil, la vérité des événements et des êtres. En ce sens, ce Journal est le laboratoire et la matrice du travail des romanciers naturalistes, qui résument ainsi leur pratique en 1860 : « observer pendant quatre ans, combiner, inventer, arranger, écrire, chercher le vrai, chercher le mieux, l’idée, la forme ».
Volontiers misogynes et antisémites comme bon nombre de leurs contemporains, les Goncourt sont excédés par le vide et la superficialité du monde qui les entoure, dont ils recherchent cependant les séductions. S’ils ne boudent pas le bois de Boulogne, c’est pour mieux y dénoncer « toutes les biches, toute la haute bicherie de Paris, plus régnantes, plus triomphantes que jamais, remplissant cette promenade des familles riches ». Familiers de la princesse Mathilde, ils fréquentent toute la société politique, mondaine et artistique du temps. Défilent ainsi, au hasard de la chronologie diariste, des évocations toujours hautes en couleur du duc de Morny, de Degas, Renan, Sainte-Beuve, Flaubert, Zola, Daudet, etc., qu’ils voient régulièrement. Le trait de plume est acéré, nourri par un art de la caricature qui fait parfois penser à Daumier, tandis que les réflexions morales rappellent La Bruyère et Chamfort, dans la « comédie humaine » infiniment variée de la société de l’époque. Napoléon III « a du reptile dans l’approche, et du caméléon dans le mouvement, un air endormi et glacial, l’œil petit, éteint, et la peau, tout autour, ridée et plissée comme des paupières de lézard ». Et voici, dans une scène au tribunal, « les yeux bordés de jambons de l’huissier, avec son petit manteau noir qui pend à son habit, comme une aile cassée de chauve-souris ».
Les Goncourt ont laissé d’eux l’image d’esprits caustiques, volontiers venimeux, et largement inspirés par le ressentiment – il est vrai que bien des fois s’expriment le dépit et la jalousie devant la réussite de tel ou tel contemporain qu’ils accusent de médiocrité (c’est plusieurs fois le cas de Zola), tandis que leurs œuvres littéraires obtiennent peu de succès. Mais cette veine polémique et bien souvent méchante a son envers : une capacité d’empathie instinctive, et sans fard, pour la misère humaine, indépendamment de tout critère social. Lorsqu’en 1856 les deux frères se rendent à l’hôpital des « Petites Maisons », qui accueillait les indigents et les fous, pour s’inquiéter du sort de Théroigne de Méricourt, l’une des héroïnes de la Révolution qui y finit son existence, leur témoignage ne relève pas du misérabilisme traditionnel au XIXe siècle, mais traduit une sensibilité vibrante au spectacle de la détresse humaine : « De vieilles petites créatures, séchées, et ratatinées, emballées dans un étoffement carré de grosses étoffes de laine […]. La Mort les a griffées et marquées, les misérables créatures ; et c’est une chose horrible, de voir ces caricatures de la vie passer avec leur face de buis balayée des flasques barbes de leur bonnet de nuit. »
Ce Journal apporte des informations de première main sur les grands écrivains de la seconde moitié du XIXe siècle, que l’on ne connaît habituellement qu’à travers quelques œuvres statufiées par la tradition. En dehors des échanges, assez fréquents, sur les expériences sexuelles des uns et des autres – dans ce domaine, le « gentil » Daudet est très étonnant de verdeur –, les deux frères éclairent utilement les objectifs esthétiques des auteurs. Comme avec cette confidence de Flaubert en 1861 : « L’histoire, l’aventure d’un roman, ça m’est bien égal. J’ai l’idée, quand je fais un roman, de rendre une couleur, un ton. […] Dans Madame Bovary, je n’ai eu que l’idée de rendre un ton gris […]. » Cet éclairage précieux prolonge bien sûr l’idée d’un « livre sur rien », que Flaubert avait confiée à Louise Colet dans une lettre de 1852, et dont il approchera la réalisation dans L’Éducation sentimentale en 1869.
Le plus souvent, c’est un portrait condensé de l’écrivain que les diaristes fixent en des traits parfois assassins. George Sand « parle d’une voix mécanique et monotone […]. Dans sa pose, il y a une gravité et une dignité de pachyderme, quelque chose de ruminant et de pacifique […]. » Le critique Sainte-Beuve est quant à lui constamment égratigné et même ridiculisé, avec une verve étonnamment vengeresse : « C’est cela, du défroqué, tout plein cet homme, et tout plein ce style – du Saint-Simon de demoiselles ; du louche, du patelin, du mal à l’aise, du lâche pour rentrer en grâce, des accommodements de conscience et de convenance, des coups de pied de prêtres […] un fond sermonneur, un sourire aigre, une critique prude […]. » S’agissant de Baudelaire, dans un passage curieusement proche d’un autoportrait célèbre du poète, c’est à la fois l’homme et l’esthétique de l’œuvre qui semblent se condenser : « sans cravate, le col nu, la tête rasée, en vraie toilette de guillotiné […] la tête d’un fou, la voix nette comme une lame ».
Assez fréquemment les Goncourt se font critiques littéraires. S’ils affectionnent une certaine causticité nourrie d’aigreurs, ils ne ménagent pas leur admiration pour les œuvres hors normes. Voltaire est réduit au « cerveau de la Garde nationale » en regard de Diderot dont Le Neveu de Rameau leur apparaît comme « une descente du génie dans la conscience humaine », produit par « l’Homère de la pensée moderne ». Leur talent de critique s’exerce avec sans doute davantage d’éclat sur les productions artistiques, et notamment picturales. Le regard qu’ils portent sur les œuvres traduit autant la gourmandise d’amateurs esthètes que la connaissance analytique du métier, qui nourrit une écriture inventive. Ainsi de Watteau : « Toujours cette touche de méandre de lumières cassées dans les étoffes, ces traits un peu noirs qui jouent le trait de plume, contournant les mains et les figures, ces coups de cinabre qui font les oreilles et la transparence des doigts. » Quant à Rembrandt, auquel ils consacrent un développement de plusieurs pages une dizaine d’années avant que Fromentin ne publie l’analyse essentiellement historique et technique des Maîtres d’autrefois, c’est presque à l’inverse une fusion inédite entre la vie et la matière picturale qu’ils mettent en évidence ; dans Le Syndic des drapiers comme dans La Ronde de nuit, éclate un « maniement de je ne sais quelle pâte de la vie ».
Le culte de l’art constitue peut-être l’axe le plus profond de l’existence et du travail des frères Goncourt. Il commande naturellement l’exigence d’un style littéraire de haute tenue, inventif et travaillé – l’un des meilleurs exemples du « style artiste », qui tente de dire la vérité de la sensation en recomposant la réalité à travers un filtre pictural. On songe presque à Proust évoquant les toiles d’Elstir dans une page écrite à Trouville : « La mer avec ses tons troubles de nuit et de luminosité vague laissée par le soleil disparu, dans ces tons vagues qui, autour des barques, silhouettées tout en noir, mettent des souvenirs de naufrages et comme un sillage de barques anthropophages et perdues ; […] devant, la grande voix rythmée de la lame molle qui bat sur le sable ; et dans le dos derrière soi, dans ses cheveux, la musique des airs de valse qui joue dans la lumière. »
Daniel Bergez
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)