Nous lisons les livres. Nous apprenons les dates. Les révolutions ont changé pour toujours ce qui ne changera jamais. Nous regardons les bustes des hommes qui sont morts et nous leur reconnaissons une certaine élégance, nous préférons oublier qu’ils crachaient du sang sur l’échafaud, un sang qui parfois n’était pas le leur. Nous avons perdu la nostalgie du sang et des crachats. De l’histoire, nous savons ce que disent les plaques sur les rues : des noms et des dates, oui, décidément, quelque chose a eu lieu. Il aurait fallu retenir ce que disaient les livres. Mais si nous regardons de nouveau dans les livres, nous lisons des phrases qui ne remuent rien. Les villes dans lesquelles nous allons obéissaient sans doute au projet qui nous a fait naître. Le rêve n’était qu’un plan, il n’est fait aujourd’hui que pour perdre les passants. Et nous au milieu nous allons.
[...]
Ce n’est qu’un nom dont le corps est en poussière. Dans le cimetière qu’est la ville bâtie autour du cimetière, la poussière de Saint-Just s’est mêlée à la terre et le vent l’emporte. Je la respire, peut-être. Ce n’est qu’un nom dont la poussière me recouvre tant que je respire. Qu’un nom tombé en poussière dans la mémoire des hommes sans testament, le nom de celui qui a dit
Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle.
On pourra persécuter et faire mourir cette poussière, mais je
défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis
donnée dans les siècles et dans les cieux.
Il faut désormais parler dans le mépris de la poussière et sa mort ; remonter avant la poussière pour rendre justice à la mort : il faut remonter avant Thermidor, avant la nuit du 9 qui mordait sur le 10, avant la nuit passée à attendre la mort dans l’âme les troupes hurlantes de la Convention, il faut remonter avant les journées de Septembre, d’Août, de Juillet, avant les décrets de Ventôse qui ne sont que des dates oubliées, il faut remonter avant que l’Histoire ne commence vraiment et avec elle le Bonheur possible : il faut d’abord marcher dans la vanité et la colère du nom.
I. le trou
Devant le trou de la terre ouverte comme un ventre, le fils regarde le corps qu’on descend jusqu’à toucher
le sol noir là-dessous, grouillant déjà de vers invisibles et noirs, terriblement assoiffés. Le fils vient d’avoir dix ans : ce n’est plus l’enfance, ce n’est pas l’adolescence — c’est avoir autant d’années que de doigts fermés au bout de chaque bras trop maigre, deux poings serrés contre l’injustice qui emporte un Père pour toujours au fond des trous que ce monde sait si bien creuser.
Il fallait bien une date impeccable : cet automne 1777 est celle-ci. La mort du père est l’autre naissance. D’ailleurs, au moment de la mort du fils — dit-on (mais on dira tant de choses, et il s’agira toujours d’y croire) —, les seules pensées du fils iront vers le Père, autant dire le trou noir que dans Blérancourt les hommes avaient creusé rien que pour lui, Louis-Jean Saint-Just de Richebourg, paysan et soldat qui porte jusqu’en terre épinglée sur le coeur la Croix de Saint-Louis.
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)