Jean-Claude Schmitt me semble poser les principales difficultés que rencontrent aujourd'hui les sciences sociales. Son enquête propose des solutions à des questions qui méritent d'être étendues à d'autres types de recherche. Pour cela, je vais suivre comme ligne de lecture du livre la connaissance des relations aux démons.
Le cadre d'analyse de Schmitt commence par confronter les informations données par le Liber Revelationum et ses propres enquêtes sur les revenants ou les gestes, afin d'établir ce que l’ouvrage apporte de nouveau. Mais très vite, l'historien va au cœur de l'investigation pour examiner les propos de l'abbé et leurs causes, tels que les expriment les dialogues traduits en fin de livre. Le héros du Liber Revelationum, l'abbé Richalm, dispose en effet d'une capacité particulière : celle d'accéder à la connaissance immédiate des démons par l'écoute de leurs bruits et de leurs paroles. Cette singulière compétence, reconnue par les autres moines de l'abbaye, explique le statut de ses propos, dont l'importance exige de les fixer par l’écriture. Cette place et ses effets fournissent la matière principale du Liber Revelationum, et par là, des analyses de Schmitt. Ainsi, nous bénéficions d'une étude particulièrement documentée sur les représentations en usage dans une abbaye allemande du début du xiie siècle. Cette focalisation sur quelques personnes, un lieu et une courte période autorise des considérations plus larges qui se déploient avant, après et ailleurs, car le document présente des situations qui résultent de diverses dynamiques parfois contradictoires. Ce sont elles qui intéressent Jean-Claude Schmitt.
En effet, Liber Revelationum neprésente pas le mal que le mot Diable désignerait, mais au contraire une multitude de démons ; une véritable société où chacun aurait sa propre personnalité, une conduite spécifique. Dès lors, par quels moyens deux moines d'une abbaye du xiie siècle rendent-ils compte de cette diversité et de sa signification ?
Avant de répondre à cette question, plusieurs préalables doivent être écartés.
Tout d’abord, pourquoi ces informations nous sont-elles parvenues ? Pour cela, il a fallu que les auteurs – le locuteur (l'abbé Richalm) et le transcripteur (le frère N.) – soient convaincus de l'importance des révélations, afin que le premier les exprime et que le second les note. Mais la conservation du manuscrit (voire sa copie) démontre aussi l'acceptation des conceptions développées et leur intérêt aux yeux de ceux qui en ont assuré la transmission, contemporains et successeurs. Jean-Claude Schmitt peut donc lire le Liber Revelationum comme le révélateur d'une époque, d'autant que le texte a suscité en son temps une copie fautive.
Ensuite, quelle originalité relative s'exprime dans ces conceptions, ainsi que la part de créativité des auteurs et le degré d'adhésion ou de critique des entourages ?
Enfin, le Liber Revelationum présente des expériences empiriques de relations aux démons, qui ne peuvent nécessairement s'exprimer qu'au moyen du vocabulaire et des récits de son époque.
Soulignons surtout qu’en nous inscrivant dans le seul domaine des croyances, nous pouvons passer sans difficulté d'une opinion personnelle à une idée admise, d'une parole singulière à un texte universel (de la même manière que les Saintes Écritures). En d'autres termes, nous restons dans le domaine des « vérités narratives », qui pour une large part tirent leur autorité de leur continuité avec les croyances antérieures. Cela ne veut évidemment pas dire que les moines ne s'appuient pas sur des preuves, mais elles ressemblent alors davantage à des justifications qu'à des démonstrations.
Le Liber Revelationum présente pourtant « un fort caractère autobiographique », comme d'autres ouvrages monastiques contemporains ou plus lointains, questionnant ainsi la place de nos auteurs. De leur côté, les démons contribuent eux aussi à organiser la vie sociale des humains, ne serait-ce qu'en devenant les sujets de récits : leurs interventions permettent par exemple d'expliquer la transgression d’une règle monastique. En outre, seuls l'expérience de leur fréquentation et l'examen de leur conduite permettent d'échapper au savoir livresque. Ils donnent sur eux plus d'informations que « les Saintes Écritures elles-mêmes ». Ces expériences quotidiennes et continues permettent aussi de constater l'efficacité des thérapies, comme l'utilisation de l'eau bénite. À ce propos, Schmitt va jusqu'à parler « d'une sorte de science expérimentale des démons au service de ses frères ».
Le lecteur ne peut donc que s'interroger sur la genèse de ces savoirs, qui prennent une forme orale puisque le greffier de Richalm, le frère N., « tient lui-même à transcrire fidèlement ses propos ». Mais ses paroles traduisent des relations aux démons qui prennent à l’origine plusieurs formes. Cette médiation langagière conduit ainsi d'une infinité d'expériences au Liber Revelationum.
En conclusion, essayons de suivre le processus qui conduit à sa rédaction. Les démons que sait repérer Richalm se manifestent sous certaines formes : par l'action en transmettant la douleur d'un frère à un autre par exemple, mais essentiellement par des bruits, des sons extérieurs ou intérieurs, des voix et des paroles, par la mastication, par le corps (ventre, oreilles...) et par des paroles ; « les démons parlent » en bon latin, insultent ou invoquent des légendes populaires. Conjointement, ils s'expriment également de façon « spirituelle et intérieure » quand ils s'introduisent « jusque dans les profondeurs du « cœur », c'est-à-dire de l'esprit humain ». Pour accéder à une meilleure connaissance de cette singulière société, Richalm va jusqu'à utiliser la pragmatique – « Tout ce que nous disons de désordonné, de bien colérique, de bien sot, ce sont eux qui le disent » –, afin de rassembler le maximum d'informations. Pour se manifester, les démons, en tant qu’esprits, utilisent principalement le langage. L'accès à leur connaissance ne peut donc passer que par celui-ci. Richalm et son complice, le frère N., annonçaient déjà le linguistic turn.
Bernard Traimond
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