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« Les images de catastrophes ne font plus scandale ». Entretien avec Cosimo Schinaia

Déjà paru en plusieurs langues, le livre du psychiatre et psychanalyste italien Cosimo Schinaia est désormais disponible en version française. Il faut remercier les éditions Imago qui ont pris l’initiative de cette traduction en 2022. Quels démons, quelles pulsions nous poussent à saccager la Terre-mère au risque de voir disparaître une grande partie du règne végétal, animal, voire humain ? L’auteur s’interroge sur les soubassements psychiques d’une telle attitude.
Cosimo Schinaia
La crise écologique à la lumière de la psychanalyse
(Imago)
Déjà paru en plusieurs langues, le livre du psychiatre et psychanalyste italien Cosimo Schinaia est désormais disponible en version française. Il faut remercier les éditions Imago qui ont pris l’initiative de cette traduction en 2022. Quels démons, quelles pulsions nous poussent à saccager la Terre-mère au risque de voir disparaître une grande partie du règne végétal, animal, voire humain ? L’auteur s’interroge sur les soubassements psychiques d’une telle attitude.

Patricia De Pas : Dans ce livre vous écrivez que Freud avait anticipé la tendance de la civilisation occidentale à aborder la nature dans un rapport conflictuel. Que voulez-vous dire ?

Cosimo Schinaia : Dans son essai Malaise dans la civilisation (1929), Freud plaide en faveur d’une limitation des individus pour le bénéfice de la civilisation. Il semble ainsi vouloir poser les bases éthiques d’une collaboration et d’une solidarité, où chacun renonce à quelque chose au profit du bien commun. Il considère le renoncement aux pulsions individuelles comme l’élément fondateur de la construction de la civilisation, mais sa réflexion sur les rapports au sein de l’humanité semble évoluer lorsqu’il définit le rapport entre l’homme et l’environnement naturel. Freud soutient en effet que l’homme devrait se protéger de la nature en la soumettant à la technique. Il considère la nature comme cruelle et indifférente ; sa force est écrasante, sauvagement désordonnée, totalement indépendante de la volonté et du dessein des humains, jamais vraiment domestiquée ni amicale. La nature est la principale source de souffrance dont l’homme, intimidé dans son inévitable précarité, devra toujours se protéger. De cette façon, Freud anticipe la tendance de la civilisation occidentale à regarder l’environnement naturel en termes conflictuels, donc en termes d’opposition binaire. Freud décrit une nature à aimer et à respecter, mais aussi et surtout une nature à soumettre aux exigences de l’homme civilisé. La bonne relation avec la nature chez Freud semble être l’autre versant du progrès technique, son complément, tout en restant dans une relation conflictuelle où les polarités et les contradictions ne peuvent pas être surmontées : douleur et joie, amusement et travail, besoins individuels et besoins sociaux. On peut dire que le texte freudien est fortement influencé par l’idéologie du progrès linéaire et illimité du début du XXe siècle. Il en découle une nette prédominance des valeurs de survie et de travail, et donc de technologie, toutefois modulées, tempérées par la nécessaire présence des espaces de verdure. L’attention à la nature a une dimension compensatrice, authentiquement réparatrice. Bien que l’humanité soit représentée comme une enfant faible, sans défense et effrayée par une Mère Nature terrible, puissante et incontrôlable, la pensée de Freud n’est pas linéaire. Dans certaines parties de son essai, il semble remettre en cause le besoin d’une domination absolue sur la nature, évoquant la nécessité pour chacun d’accepter la limitation de son plaisir individuel. Il relativise ainsi la glorification de la technique, en mettant en garde contre son usage à des fins éminemment utilitaires. Dans L’Avenir d’une illusion, il a écrit : « Les créations humaines sont faciles à détruire, et la science et la technologie, qui les ont édifiées, peuvent aussi être utilisées pour les anéantir » (1927).

En conclusion on peut affirmer que, homme de son temps, Freud ne pouvait pas prendre en considération le lien étroit et paradoxal entre l’assujettissement de la nature et la pollution tel que nous pouvons l’observer de nos jours... 

P. D. P. : Les images télévisées montrant des catastrophes climatiques ont-elles une influence durable sur la psyché ?

C. S. : Ce qui se passe dans le monde extérieur (la nature et les paysages, par exemple) a toujours donné expression et couleur aux états psychiques de l'esprit et aux fantasmes internes. Face à la nature (par exemple, une belle forêt tropicale ou un désert aride), la psyché peut produire des images mentales qui deviennent capables de communiquer l'incommunicable.

Lors de catastrophes dont les images sont diffusées de manière continue par les médias, on voit arriver en consultation des femmes et des hommes qui, même sans avoir eu de relation directe avec les événements, montrent des signes de précarité psychique, de renoncement, de dépression et d'angoisse de mort, ainsi que de peur de l'avenir, d'absence de relations émotionnelles, un sentiment de deuil et de pertes irréversibles. Il a également été observé des expériences de violence destructrice, de vengeance, de besoin de justice contre un coupable invisible.

Au cours des dernières décennies, nous avons assisté à une telle augmentation du nombre d’images que nos vies semblent en être saturées. Non seulement nous voyons le monde, mais nous le prolongeons sous forme d’images que nous partageons avec d’autres. Une grande partie de ce nuage d’images se dissout immédiatement, un peu comme les rêves qui ne laissent guère de trace dans la mémoire...

Les récits médiatiques d'événements traumatisants transforment les événements locaux en traumatismes collectifs généralisés. Les images répétées font réapparaître ces événements comme des altérités menaçantes, provoquant des réactions défensives de déni qui favorisent les dissonances cognitives et les dynamiques de distanciation. Par leur répétition, les images catastrophiques génèrent une accoutumance et ne font plus scandale. Elles favorisent l’indifférence et le désenchantement. Au fil du temps s’installe une sorte d'analphabétisme émotionnel, avec une absence de compassion et une perte du sens des responsabilités, jusqu'à l'effondrement de la pensée où les distinctions entre réalité interne et réalité externe disparaissent, remplacées par des déclarations délirantes de déni et des néo-constructions irrationnelles de la réalité.

Une épopée du macabre se développe entre pathétisme et cynisme ; tout se standardise dans une circularité discursive sans pertinence, où tout devient équivalent. Le bombardement d'images terrifiantes prend non seulement une signification pornographique, mais est également obscène, c'est-à-dire hors de la scène, en ce qu'il efface la présence humaine de la scène.

Cela peut générer une régression vers des tableaux cliniques « limites » chez des personnes dont l'identité est encore indécise, comme les adolescents. À notre époque, l’opacité de l’indifférence résultant de l’addiction aux images en série réduit la valeur de la dimension esthétique et rend les catastrophes capables de se propager sur toute la surface de nos vies. Nous voyons des transactions unilatérales où l’on absorbe sans rien rendre. Il existe un « excès de représentation » lié à la myriade d'images qui envahissent continuellement l'espace mental et social, de coquilles vides qui se multiplient viralement sans produire autre chose que des clones d’elles-mêmes. On assiste à une saturation du champ qui empêche une pensée critique.

P. D. P. : Est-ce à cela que faisait référence Hannah Arendt en parlant d'une « émigration intérieure » qui agirait comme un mécanisme de défense de l'individu face à une réalité insupportable ?  

C. S. : Freud en 1924 observait que peu de gens toléraient la réalité sans essayer de la déformer. Et Thomas S. Eliot (1943), dans Burnt Norton, écrit que le genre humain ne supporte pas trop de réalité. Bion (1978) reprend le même concept, quand il remarque que la peur de connaître est parfois si puissante que des doses de vérité peuvent s’avérer mortelles.

Des mécanismes de défense sont mis en œuvre — notamment la confusion, l’obsession, le déni, la projection, l’externalisation, le clivage. Il peut s’agir de l’indifférence, la négligence, la paresse, la banalisation et la dévalorisation de la parole scientifique concernant les risques écologiques, l’apathie face à la destruction du rapport de l’homme et de la nature, et la sous-estimation des effets catastrophiques. Tout cela sert à se défendre d’une angoisse intolérable. Nous éprouvons la nécessité d’échapper à nos responsabilités.

Dans l’essai De l’humanité dans de sombres temps (1968), Hannah Arendt a mis en lumière un mécanisme de défense spécifique, le repli sur soi-même, la dimension contemplative, le retrait dans l’abri de sa propre intériorité, dans l'invisibilité de la pensée et du sentiment. Elle définit cela comme une « émigration intérieure » face à une réalité insupportable, un abandon du monde et de l’espace public pour une existence intérieure, ou simplement au profit d’un monde imaginaire « tel qu’il devrait être » ou « tel qu’il avait été ».

On peut reconnaître ce mécanisme de défense dans l’adhésion conformiste et fanatique à l’idéologie écologiste, comprise comme un refuge contre la peur de ressentir, de penser. C’est un mécanisme de défense qui, en idéalisant le rapport entre l’être humain et la nature, le déforme en le rendant rhétorique et substantiellement non utilisable.

Ce mécanisme consiste dans le désir nostalgique de revenir à un passé imaginaire, dédaignant les changements qui ont au fil du temps détruit un passé idéalement heureux. L’idée d’une terre jadis intacte et non contaminée est un véritable mythe contemporain, représentant une nature pure à l’origine, et dégradée au fil du temps par le progrès néfaste réalisé par des êtres humains malfaisants. Imaginer une nature qui se transformerait en Érinye vengeresse des blessures subies à cause du progrès constitue un fantasme alimenté par notre culpabilité.

On peut encore reconnaître l’émigration intérieure dans la mélancolie environnementale dont parle Renée Lerzman (2015), c’est à dire la condition de deuil non élaboré par rapport aux effets de l’urgence climatique. La mélancolie environnementale est l’état dans lequel même ceux qui se soucient profondément du bien-être des écosystèmes et des générations futures se trouvent paralysés lorsqu’ils doivent traduire leurs préoccupations en actions.

P. D. P. : Cette mélancolie est-elle la cause de l’apathie collective, et ce alors même que l’humanité pourrait être menacée en tant qu’espèce ?

C. S. : Il ne s’agit pas d’apathie (absence de pathos), d’inertie émotionnelle ou de manque de conscience. Mais le fait de ressentir trop et trop intensément conduit à la paralysie et au sentiment d’impuissance. Quand nous faisons face aux problèmes du climat, il est difficile d’identifier ce dont nous devrions faire le deuil. Nous sommes confrontés à des barrières culturelles qui rendent la prise de conscience encore plus difficile. Il nous faut faire le deuil d’une perte qui n’est pas entièrement comprise, ni intériorisée. La dimension temporelle de la crise climatique nous lance un défi psychologique supplémentaire. Nous souffrons d’une perte qui ne s’est pas encore complètement produite puisque le changement climatique se met en place au ralenti. En somme, tout se passe trop lentement pour nous alerter. Cet état de choses chroniquement vague nous rend vulnérables à l’assimilation d’informations qui n’en confirment pas moins nos évaluations et nos croyances.

Renée Lertzman s’oppose au prétendu « mythe de l’apathie », au barrage émotionnel, à l’anesthésie affective que supposent la plupart des campagnes écologistes, selon lesquelles les individus ne s’impliquent pas par indifférence. Non seulement la préoccupation n’est pas absente, mais au contraire elle est parfois présente de façon excessive, car liée à des défenses inconscientes complexes. Il ne s’agit plus d’être inquiets et de penser à notre finitude par rapport à un environnement considéré comme immuable et indestructible, mais de penser au risque de disparaître avec cet environnement, à cause de nous. Les sentiments d’angoisse de la perte doivent être intégrés, non pas évités, pour que notre comportement devienne authentique dans un monde dynamique mais incertain.

P. D. P. : Comment envisager l’avenir alors ?

C. S. : Une bonne stratégie consisterait à nous sécuriser émotionnellement, de manière à créer des espaces de collaboration et de dialogue qui nous permettraient de réduire l’intensité de nos défenses, de partager nos mondes internes et de prendre contact avec notre créativité et notre capacité de réparation. Créer des conditions de participation, éviter de porter des jugements draconiens, réduire l’espace du surmoi écologique, privilégier un climat de collaboration, augmenter l’espace du moi écologique pour contenir et gérer les effets de la crise environnementale, autant d’opérations qui devraient nous encourager à explorer nos dilemmes intérieurs et favoriser la sollicitude, l’attention, et la créativité.

Il est nécessaire de rechercher une nouvelle bioéthique du futur en acceptant la complexité de la réalité à l’échelle mondiale. Il faut éviter de se laisser séduire par la nostalgie d’un lieu et d’un temps où les populations vivaient dans une harmonie édénique avec un environnement non contaminé, éviter le fantasme suscité par nos projections romantiques. Il est certainement plus utile de promouvoir une politique qui assume les vécus de désespoir, de disparition, de paralysie et d’angoisse, plutôt qu’une politique qui blâme les gens, met l’accent sur la terreur apocalyptique ou se limite à proposer uniquement ce qu’elle considère comme de bonnes et justes pratiques pour sauver la planète, sans se soucier des difficultés émotionnelles qui empêchent leur mise en œuvre.

Patricia De Pas

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