À ce projet s’ajoutent l’encadrement historique (1920-1940), qui n’est pas neutre mais porteur de désastres futurs, comme nous le savons, et la juridiction géographique, Paris (et certains quartiers comme Montmartre et Montparnasse) pouvant alors se prévaloir d’incarner la capitale mondiale de l’art. Tout cela nous offre un beau livre, signé Dominique Marny, petite-nièce de Jean Cocteau, à laquelle je reprocherai, compte tenu des ambitions quasi métaphysiques, une écriture un peu trop sage, réserve qui cède toutefois devant la richesse de la réalisation au plan iconographique.
Quels sont les couples choisis ? Modigliani et Jeanne Hébuterne, Man Ray et Kiki, Chagall et sa femme Bella, Aragon et Elsa Triolet, Eluard et Nusch, Picasso et Dora Maar, Miller et Anaïs Nin, Cocteau et Jean Marais. Deux observations : la curieuse absence de Breton et un déséquilibre frappant dans l’énoncé des noms, un patronyme suffisant aux hommes, alors que leurs compagnes n’ont pas atteint le même degré d’émancipation. Pour être géniaux, ces révolutionnaires n’échappent pas à certains stéréotypes inégalitaires qu’ils partagent à l’évidence avec la grande majorité de leurs contemporains – Picasso monstrueusement exemplaire, comme le montre son comportement avec Dora. Quand Aragon proclame : « Paris ne m’est que d’Elsa », cet aveu de dépendance est certes sincère, mais il cache une autre dépendance, référée au Parti communiste français, où la domination masculine n’a pas disparu. Cette dernière se repère aisément dans la liaison de Man Ray et de Kiki de Montparnasse. Elle en est la reine reconnue, mais cette royauté reste symbolique, ce n’est pas elle qui mène le jeu : « Je t’adore, Man, je t’aime et tu ne le crois pas, tu ne m’aimes pas. Je ne dis plus rien, je n’ai que désespoir et pleurs. Écris-moi vite ; j’ai écrit à Tzara toutes mes peines. / Je t’adore et vite te voilà, mon chéri. / Ta Kiki qui t’aime. »
Cet extrait épistolaire donne le la de ce concert d’expériences et d’aventures, que les tableaux, la poésie, les récits, les photographies, restituent en éclats de vie triomphants ou tragiques, le sort de Jeanne Hébuterne étant à l’opposé de celui d’Anaïs Nin. « On ne s’aime pas, on baise », résume Man Ray avec une crudité qui semble nier la tendresse, pourtant répandue ici comme ailleurs. C’est ce qu’avèrent les nombreux textes cités en contrepoint de la narration de Dominique Marny : ils authentifient les artistes dans leur singularité autant que dans leurs relations avec les divers groupes sociaux. La mort prématurée de Nusch, souvent invitée au triolisme par Eluard (que sa première épouse, Gala, avait quitté pour Dalí), dévaste le poète, dont l’admirable déploration est ici reproduite :
« Notre vie tu l’as faite elle est ensevelie
Aurore d’une ville un beau matin de mai
Sur laquelle la terre a refermé son poing
Aurore en moi dix-sept années toujours plus claires
Et la mort entre en moi comme dans un moulin »
Je l’ai dit, je le répète : une iconographie bien choisie (citons L’Anniversaire de Chagall ; Noire et Blanche, photographie signée Man Ray ; l’intense visage de Jeanne Hébuterne ; le fusain Dora et le Minotaure de Picasso) installe le lecteur dans une enclave qui a pour nom Paris et, mieux encore, dans un pays auquel Chagall rend hommage : « C’est en France que je suis né pour la seconde fois. »
Il y a du ravissement dans cette allégeance.
Serge Koster
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