Daltonisme (mai 2012)
L’âge venant, accompagné d’une inévitable lassitude, fait que je n’aime plus guère les colloques. Il y en a trop (c’est la fameuse « colloquite » universitaire), ils durent trop longtemps et l’on n’y apprend plus grand-chose. Les chercheurs vieillissants parlent pour ne rien dire ou répètent ce qu’ils ont déjà dit ailleurs. Les plus jeunes, parfois intimidés, lisent à toute vitesse un papier où les idées fortes sont noyées dans un flot d’exemples et de détails. Plus aucun orateur ne respecte son temps de parole, et la plage réservée aux discussions est réduite à la portion congrue, voire purement et simplement supprimée. L’absurde est même poussé à ce point que l’on demande désormais aux participants de fournir avant même la rencontre le texte qui sera ensuite publié dans les actes du colloque. Dès lors, à quoi bon tenir celui-ci, autant publier directement un ouvrage collectif sur le même sujet ; cela économiserait du temps et de l’argent.
À ce tableau un peu noir (mais lucide) d’un rituel devenu décevant, il existe cependant des exceptions : pour moi, ce sont les colloques qui traitent d’un sujet que je maîtrise mal et où rien, pas même la politesse, ne m’oblige à assister à la totalité des séances. Ce fut le cas aujourd’hui à l’Académie nationale de médecine, un lieu savant qui m’est étranger, où je ne connais presque personne, mais où, venu en voisin, j’ai passé une matinée particulièrement instructive. Le thème en était le daltonisme, sujet sur lequel mes connaissances ne dépassaient guère celles du grand public, ce qui, je l’avoue, est surprenant chez un historien des couleurs. En trois heures et six communications – les médecins et les ophtalmologues sont moins verbeux que les spécialistes des sciences humaines – j’ai pu les enrichir. Il m’est impossible de résumer ici tout ce que j’ai appris, mais je souhaite faire quelques rappels essentiels et dire aussi mes interrogations.
L’usage donne le nom de daltonisme au trouble visuel qui empêche de distinguer soit toutes les couleurs entre elles (achromatopsie) soit, plus exactement, certaines couleurs l’une de l’autre, notamment le rouge et le vert, voire seulement certains rouges et certains verts (dyschromatopsie ou daltonisme proprement dit). C’est le physicien et chimiste anglais John Dalton (1766-1844), l’un des plus grands hommes de science de tous les temps et l’un des créateurs de la théorie atomique moderne, qui le premier a mis en évidence et étudié ce trouble dont lui-même était atteint. Aujourd’hui, on admet qu’il affecte de près ou de loin 2 % des hommes (mais en revanche peu de femmes). Il est en général congénital ou héréditaire, très rarement acquis. Dans l’état actuel de nos connaissances, il viendrait d’une différenciation incomplète entre les cônes et les bâtonnets de la rétine, ou bien de leurs mauvaises connexions avec certaines fibres du nerf optique (rappelons que les cônes réagissent aux vibrations les plus longues – rouges, orangées – et les bâtonnets aux vibrations les plus courtes – vertes, bleues). Le daltonisme n’est pas une maladie mais une « anomalie » qui, malgré son peu de gravité, interdit l’exercice de certaines professions, principalement celles où l’on fait un usage fréquent de signaux colorés (aviation, marine, chemin de fer, etc.).
Face au daltonisme, l’historien – toujours méfiant – s’interroge sur un point : que peuvent réellement être des « anomalies dans la perception des couleurs », expression que j’ai entendue tout au long de la matinée ? « Dans la vision des couleurs » aurait, me semble-t-il, été plus pertinent. La perception est un phénomène complexe, en partie neurobiologique, en partie culturel ; elle varie selon les époques et les sociétés et peut difficilement être enfermée dans des lois ou des normes universelles. En outre, il est malaisé de définir ce qu’est telle ou telle « couleur » sans passer par la langue : le nom fait partie intégrante de la couleur, du moins pour les sciences humaines. Une couleur qui n’a pas de nom, est-ce encore une couleur ? J’en doute, tout juste une coloration. Mais d’une part, les termes de couleur varient d’une langue à l’autre et sont intraduisibles avec une parfaite exactitude ; de l’autre, quelle que soit la langue concernée, il n’y a jamais adéquation totale entre la couleur réelle, la couleur perçue et la couleur nommée. Dès lors, comment déceler de prétendues « anomalies » de perception ? Parler de différences ou de particularités suffirait largement. J’en ai fait timidement la remarque mais cela n’a guère suscité d’écho. Peut-être n’était-ce pas le lieu pour ce faire.
Pourtant, je n’étais pas le seul représentant des sciences humaines dans la salle. Un sociologue est intervenu après moi pour signaler que le daltonisme pouvait aussi être un « fait de mode ». Dans les années 1950, a-t-il dit en exemple, certains peintres avant-gardistes considéraient comme du plus grand « chic » de se dire daltoniens et de vendre ainsi plus cher leurs tableaux (?). Il a même ajouté qu’un peu plus tard ce furent des adolescents de bonne famille qui, pour se faire remarquer, prétendirent être atteints d’un tel trouble, apparemment « très classe » dans les milieux aristocratiques. Une telle remarque a laissé l’auditoire sceptique, moi compris. Peut-être ces adolescents confondaient-ils alors John Dalton, l’immense savant anglais mort en 1844, avec les frères Dalton, bandits célèbres et losers désopilants, héros de la bande dessinée franco-belge Lucky Luke, due au talent de Morris et Goscinny. Les quatre frères Dalton – Joe, William, Jack et l’inénarrable Averell – y sont presque toujours vêtus d’une chemise rayée de bagnard, jaune et noir. Parce qu’elle confond la figure et le fond, la rayure a toujours troublé le regard et perturbé les esprits. Mais de là à confondre repris de justice et daltoniens…
Ne pas voir les couleurs (mai 2012)
Je reviens sur ce que j’ai appris hier matin lors de ce colloque sur le daltonisme. Une phrase prononcée par le premier orateur m’a particulièrement marqué : « Parvenu à l’âge adulte, un non-voyant de naissance possède à peu près la même culture chromatique qu’un voyant ; ce qui n’est nullement le cas d’un daltonien. » J’avais déjà lu plusieurs fois, dans des revues spécialisées, des articles soulignant comment certains aveugles de naissance pouvaient acquérir au fil des années de solides connaissances quant aux couleurs, par le seul fait de partager la vie en société des voyants. En ce domaine, ce qui concerne les couleurs ne diffère pas des autres champs du savoir : l’être humain ne vit pas seul, il vit en société, voyants et non-voyants tous ensemble. Voir les couleurs n’est pas nécessaire pour les penser, ni même pour en parler. J’en fais moi-même fréquemment l’expérience à la radio : je parle pendant une heure des couleurs et pourtant je ne montre rien ; cela ne dérange guère les auditeurs. Du moins si je parle des rapports entre couleurs et société, ou bien de l’histoire et de la symbolique des couleurs à telle ou telle époque. Évidemment, si je participe à une émission parlant des couleurs de Vermeer ou de Matisse, ne rien voir, ne rien montrer est frustrant et fait perdre une partie de l’information.
Que des non-voyants de naissance puissent parfaitement « parler couleurs » avec des voyants invite à s’interroger sur ce que sont réellement les couleurs. Les définir est un exercice difficile : les définitions proposées ne sont jamais ni complètes, ni univoques, ni pleinement satisfaisantes. Nous en avons la preuve en consultant un simple dictionnaire de langue : l’auteur ou les auteurs ont un mal fou, dans une notice de quelques lignes, à dire ce qu’est la couleur. Fraction de la lumière ? Pigment ou colorant ? Sensation faisant intervenir le couple œil-cerveau ? Phénomène perceptif complexe ? Tout cela à la fois ? Sans doute, mais aussi autre chose. Avant d’être des lumières ou des matières, avant d’être des sensations ou des perceptions, les couleurs sont des catégories mentales, des sortes de cases préconçues, prêtes à être activées, remplies, mises en œuvre, pensées, nommées, classées, sémantisées, organisées, hiérarchisées. Les voir contribue à une partie de ce remplissage et de cette mise en œuvre, mais une partie seulement.
Tout cela je le savais et j’en ai parfois débattu avec des linguistes ou des physiciens, ces derniers pas toujours d’accord avec le relativisme apporté à la définition des couleurs par les sciences humaines. Mais apprendre que la culture chromatique d’un daltonien est plus modeste que celle d’un non-voyant a été pour moi une découverte. Mal distinguer les couleurs serait-il, pour les penser et les mettre en ordre, un handicap plus grand que ne pas les voir du tout ? Voilà qui ouvre des pistes de réflexion multiples.
La Nouvelle Quinzaine Littéraire
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