L’alcool a joué un grand rôle dans le conflit. La manière dont il fut utilisé et géré nous en dit long sur le management guerrier, sur la vie d’un soldat dans les pires conditions, sur bien des caractéristiques de notre pays, toujours de mise : ses structures politiques anciennes, ou encore la bonne vieille tendance française à l’ambivalence et aux paradoxes. Notre approche des addictions repose sur les mêmes fondements encore aujourd’hui.
Pétain, qui en matière d’hypocrisie est hors concours, a pu combattre explicitement l’alcool en 1917, pour, quelques années plus tard, saluer son rôle dans la victoire.
À l’orée du conflit, la France est déjà un alambic géant. Elle produit une diversité effarante d’alcools. 35 % des membres de sa population active sont liés directement ou indirectement à cette production, qu’il faut bien boire. Les Français consomment 150 litres de vin par habitant et par an, en comptant les enfants !
Tout un versant de l’étude de Charles Ridel décrit une « union sacrée contre l’alcool », qui eut sa part de vérité. Les antialcooliques, d’abord des médecins, avaient commencé l’offensive après 1870, imputant à ce « poison » la stagnation démographique du pays. Ils conçurent de grands espoirs en 1914, et obtinrent quelques victoires. Pour perdre finalement. Dans un premier temps, le patriotisme appelle à la sobriété, à l’avant comme à l’arrière. On interdit l’absinthe, malgré les résistances des puissants réseaux économiques du secteur. Les bouilleurs de cru vont perdre leur privilège fiscal. Les débits de boissons sont réglementés et leur nombre va baisser de 150 000 unités. Des horaires de fréquentation des débits et de consommation de certains types de boissons sont institués, pour les soldats… et pour les femmes, restées à l’arrière et assurant désormais la production. La vente à crédit est interdite. Des campagnes de prévention sont déployées, avec des messages forts comme « Eau-de-vie, eau de mort ».
Mais se pose, comme souvent dans notre pays du magistère verbal, où la politique est discursive et littéraire, où de nos jours on pond des lois de circonstance comme des tracts, « la question essentielle de la valeur performative de ce discours ».
C’est que l’armée, tout au long du conflit, est prise dans un dilemme, qu’elle tente de surmonter avec réalisme, non sans habileté. L’alcool a bien des avantages pour l’état-major mais il reste une pratique incontrôlable qui peut miner la chair à canon et la rendre indisciplinée. L’autorité militaire combattra l’alcool, tout en assurant avec célérité sa distribution et son approvisionnement, d’une complexité effroyable ; sans toujours parvenir à assurer sa qualité, les poilus se plaignant souvent du goût infect du breuvage arrivé à destination, au bout d’une chaîne infernale. L’armée punira les abus d’alcool quand ils menaceront l’ordre, mais avec clémence dans les conseils de guerre qui sont majoritairement saisis pour des infractions impliquant l’ivresse. Les officiers de contact, eux-mêmes alcoolisés, négocieront avec les soldats, connaissant les motifs de l’alcoolisation, les avantages réels qu’elle comporte pour la lutte contre le fameux « cafard », le courage qu’elle peut donner aux hommes, son effet anxiolytique indispensable et monopoliste, ses vertus d’oubli. Et jusqu’à sa portée symbolique, aussi bien patriotique que vitaliste dans ce contexte morbide.
Mais l’armée est aussi débordée par les alcoolisations massives, par ce qu’on n’appelle pas encore le delirium tremens. Elle doit subir les rixes, les atteintes à son image, les tirs imprécis des soldats, leur désorientation, la désobéissance des avinés, jusqu’aux mutineries dans lesquelles l’alcool a son rôle déclencheur ou stimulant.
La consommation d’alcool par les poilus, qui rivalisent d’audace pour s’en procurer et maintiennent des liens avec l’arrière par ce truchement, est massive et généralisée. Les quantités sont difficiles à évaluer, mais de nombreux exemples sont tout simplement effarants. Le « pinard » est, selon une enquête, la deuxième préoccupation du soldat après la relève.
Les officiers savent tout cela, les politiques aussi, qui, malgré leurs initiatives antialcooliques, laissent des failles dans la législation tout en gardant un œil constant sur ce sujet stratégique, par exemple sur la question des prix. Les préfets, quant à eux, adoucissent l’application des règles. Et les contrôles sont laxistes. De toute façon, qui pourrait contrôler un tel capharnaüm ?
Sans même songer au sort des millions de Français engagés dans cette guerre, et dont la bouteille est le premier secours, la prohibition est une utopie dans un pays qui compte quatre à cinq millions d’actifs dans les domaines liés à l’alcool, un pays où l’État perçoit 500 millions d’impôts relevant de cette production, laquelle finance aussi les communes.
Pendant le conflit, on distribuera de l’alcool, en réquisitionnant et en important (alors que la France est première productrice mondiale, mais affectée par l’effort de guerre et l’occupation de régions viticoles) ; d’abord, « le quart » de vin accompagné d’une ration de gnôle, puis on montera jusqu’à un demi-litre, voire un litre selon l’interprétation. Mais ces rations ne sont qu’une partie de l’alcool ingurgité. Les troufions touchent des soldes, et l’armée leur permet d’accéder à des camions bazars et à des coopératives.
La grande affaire, afin d’adopter une doctrine acceptable, sera de transformer l’alcoolisme en « vinisme ». L’alcool est dangereux ? La solution est d’ériger le vin « patriotique », opposé à la bière allemande, en une boisson qui ne soit pas considérée comme un alcool. Ce serait même une « boisson hygiénique ». L’auteur détaille toutes les étapes et les moyens de cette bataille, le rôle des acteurs, des lobbies, des discours médicaux. Les débats – nous sommes en guerre – sont violents, et instrumentalisent le conflit. Qui est pro-allemand ? Celui qui défend le vin, élément du « génie français », ou celui qui affaiblit les troupes en les saoulant ? On va jusqu’à s’accuser d’intelligence avec l’ennemi.
Le « pinard », expression qui l’emporte de loin chez les poilus, reçoit le statut de bienfait. À condition de ne pas dépasser deux litres par jour. Après avoir inspiré les poèmes, à foison, venus du front, il deviendra un symbole de la victoire.
Les antialcooliques ont perdu. La France en paix s’inonde de vin et, si l’absinthe est défunte, ses succédanés font fortune ; Paul Ricard va lancer une épopée. Le nombre des débits de boissons se remet à augmenter, jusqu’à dépasser les 500 000. Les poilus, dépendants à l’alcool, reviennent et consomment. Leurs épouses aussi. Le nombre des divorces explose. Le discours antialcoolique ne disparaît pas. On s’inquiète de la déferlante des psychoses alcooliques léguées par le conflit.
Mais, sur le front, les sous-officiers, pragmatiques, attachant un soldat ivre à un arbre le temps du dégrisement, le subodoraient : c’est « la guerre qui rend fou ». L’alcool n’est que « la béquille » de l’humain. Et encore plus du soldat et de la société en perdition.
Comment ne pas être frappé par nos constantes politiques ? L’hypocrisie est toujours de rigueur. L’État ne voit pas la vérité dans le vin (« in vino veritas »), promulguant la loi Évin mais conservant à l’alcool une place interdite à d’autres substances dont les dangers sanitaires ne sont pas supérieurs. Il ferme les yeux sur les réalités économiques, sociales, d’usage, du cannabis, s’accrochant à des lois que toutes les personnes informées savent inapplicables.
Autre leçon que je tire, plus personnellement encore, de cette lecture : le parlementarisme, comme le montre le livre en décrivant la densité des joutes parlementaires, survit à tout dans ce pays ! Et la « République » s’accommode tout à fait de l’absence de démocratie tant que les sénateurs et les députés sont au rendez-vous. Si pendant le conflit on a suspendu bien des libertés publiques, une déclaration pacifiste menant en prison, si les élections ont été repoussées jusqu’à la fin de la guerre, la vie parlementaire a prospéré. Les batailles de détail sur le vin, les manœuvres d’hémicycle, les discussions incessantes avec les lobbies, n’ont pas faibli. Cette conception de la démocratie n’est-elle pas, plus que jamais, à l’ordre du jour ? Le théâtre parlementaire fonctionne, et il importe peu que les lois n’aient de valeur que d’ombre sur les pratiques, comme ce fut le cas avec la boisson du soldat.
Jérôme Bonnemaison
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