L’essai témoigne d’un véritable effort de pensée de l’auteure contre elle-même, contre certains penchants de sa formation. Et c’est un livre engagé au sens où l’auteure est entièrement impliquée : comme universitaire, comme lectrice, comme mère qui lit avec son enfant. Avec beaucoup de courage – celui de douter, celui de répondre aux objections possibles, celui d’aller à la difficulté. C’est un livre attachant donc, ne serait-ce que par son absence totale de démagogie, le fait qu’il se situe en dehors des querelles éreintantes entre pédagogistes et « républicains ». Attachant aussi parce que, dans un langage simple et élégant, l’auteure, capable de s’extraire de sa position de mandarin et de décloisonner ses différentes personnalités, fait appel à des concepts ardus sans leur ajouter l’hermétisme formel de rigueur. C’est un livre de libre-pensée au sens littéral.
Hélène Merlin-Kajman veut défendre la littérature, et non sa propre Église de chirurgiens chercheurs de la langue. Elle n’hésite donc pas à désacraliser, ce qui est justement une manière de démontrer la puissance de la lecture. Ainsi, le livre est d’abord appréhendé comme un « doudou », un de ces fameux objets transitionnels définis par Donald Winnicott qui aident le petit humain à ménager le lien entre l’interne et le monde.Mais, pour que la transition s’opère, il est nécessaire qu’il existe des conteurs donnant accès à ce monde, à cette seconde voix qui dit : « Il était une fois ». C’est la fonction essentielle de ceux qui lisent des livres aux enfants. Il est nécessaire qu’il existe des espaces à cet effet. Il est nécessaire aussi qu’il existe des textes aux vertus transitionnelles. La lecture commence par l’écoute de l’adulte qui lit à voix haute et déploie un théâtre où le jeu de l’association va se déployer. Dans ce théâtre, la transmission et la réception se confondent, et c’est ainsi que la littérature est avant tout un partage. Elle le restera pour le futur lecteur, qui aura besoin de livres, car – ici pointe Lacan – « l’acceptation de la réalité est une tâche sans fin ».
Nous sommes cependant héritiers d’une tradition, postromantique, selon laquelle la littérature n’a d’autre fin qu’elle-même. Ainsi toute la formation littéraire est-elle marquée par le refus de l’« illusion référentielle ». Depuis le collège, on enseigne qu’un texte est un dispositif, qu’il est un texte d’abord et avant tout. Plus tard, on parlera d’intertextualité. De cette façon, on a indéniablement désenchanté la lecture, comme on l’a fait dans l’ensemble de l’art. Aussi l’auteure remet-elle en cause cette idée, même si elle a cru et croit encore à la capacité d’analyse d’un texte, et qu’elle tire sa légitimité de ce professionnalisme-là. Mais elle se demande aussi comment permettre l’amour élargi de la littérature. Et juge qu’il est temps d’en rabattre sur cette chasse à l’illusion référentielle. Oui, les personnages, les situations n’existent pas, « ce ne sont que des mots », mais en disant cela on a aussi infligé une déception aux lecteurs. Or, et ici on pense à Walter Benjamin, le conteur est d’abord en charge d’une transmission d’expérience. Il lie ainsi les individus sur un arrière-plan, celui d’un monde commun. L’amie de Benjamin, Hannah Arendt, craignait que l’intérêt des modernes pour le monde privé ne vînt détruire le monde commun, et craignait de voir émerger des « subjectivités radicales ».
Montaigne a montré que la littérature pouvait donner une valeur importante au privé tout en le transformant en une entité partageable. Cette tradition littéraire-là a reculé. Elle a cédé, d’après l’auteure, à des formes traumatiques de littérature. La généralisation du burlesque favorise des « subjectivités radicales ». Ainsi a-t-on signalé depuis longtemps « le défaut d’être » du personnage picaresque. Que peut-il offrir, sinon un « partage dispathique » ? Le rire peut être une manifestation de coupure, ce que Benjamin percevait dans le « culte de la blague ». Et il est vrai que, lorsque je parle avec des amis d’American Psycho de Bret Easton Ellis, nous évoquons moins les scènes d’horreur, citées rapidement avec un rire gêné, que les mises en scène du vide que constituent les dialogues au restaurant.
Il suffit d’allumer son téléviseur : il n’y a que rire, mais y puise-t-on le partage de quelque richesse ? La généralisation carnavalesque, tant analysée en théorie littéraire depuis Aristote (la « catharsis »), est survalorisée parce que signe d’insubordination. Aujourd’hui, alors que la liberté d’expression tend à devenir un totem (est-il permis d’avoir une discussion sur l’opportunité de l’œuvre d’un tel sans être accusé de censure ?), le rire est abordé seulement par son côté positif. Mais le rire n’a jamais été lié qu’au seul bonheur. Il peut être traumatique. Il peut aussi être une barrière, venir désamorcer d’autres émotions et transmissions. Pourtant, le rire est aussi un partage. Mais alors il implique un sujet qui s’expose. Ce n’est pas toujours le cas. Il peut s’avérer une décharge d’énergie en réaction à l’effraction traumatique.
Hélène Merlin-Kajman, qui s’appuie sur de nombreux exemples de textes, particulièrement du siècle des Lumières dont elle est spécialiste, revient sur l’affaire du Grand Cahier d’Agota Kristof, qui avait donné lieu à une attaque frontale de parents d’élèves contre un professeur ayant choisi ce livre comme support. Un livre d’une crudité exceptionnelle, où des enfants se livrent à des rites de durcissement et d’avilissement, décrits dans un style réaliste et froid. L’auteure ne veut pas rejoindre les censeurs, elle ne veut pas non plus s’en tenir à cette défense des professeurs d’alors, qui défendaient à tout prix la liberté d’expression, la nécessité de parler du réel en classe. Elle se situe sur un autre plan : ce texte a-t-il des vertus transitionnelles, ou bien est-il un texte traumatique que le professeur ne pourra pas utiliser intelligemment ? Ce type de texte fait naître chez les élèves des émotions crues, directes, non médiatisées. Ils se sentent épiés par leurs pairs, renvoyés à leur subjectivité radicale. Le résultat sera le silence ou le rire. Mais de partage, point. Dire cela, ce n’est pas censurer, c’est être capable de choisir des textes. Et la crudité, parce qu’elle est réelle, trop réelle (on pense à l’essai d’Annie Le Brun, pourtant sadienne, sur le« trop de réalité » qui asphyxie l’imaginaire), ne permet pas un jeu créatif qui associerait l’auteur, le médiateur, la classe.
Le livre dresse un parallèle frappant avec la manière dont on aborde parfois le « devoir de mémoire » avec les élèves. On a pu penser que le choc des images vaccinerait contre les vieux démons. Mais le trauma inhibe le processus essentiel de la représentation. Finalement, le risque est l’anesthésie. On habitue à l’horreur quand on ne flatte pas des pulsions perverses. La photographie d’un enfant migrant mort sur la plage a-t-elle contribué à la compréhension du sort des réfugiés ? Ou n’a-t-elle pas révélé et occasionné un mélange de perversité et d’horreur dont on ne sait que faire ? Sans doute tient-on ici, et l’auteure aurait pu l’évoquer, une des sources du succès des théories complotistes, comme retour du trauma.
Le livre en appelle à un retour à la magie de la lecture enchantée par le référentiel (le fond, la fiction, ce qui cherche à nous embarquer) dont on s’est tant méfié. Foin des désenchantements d’une lecture psychanalytique plaquée, alors qu’on devrait justement laisser parler les textes à travers leurs signifiants (à cet égard, Hélène Merlin-Kajman nous livre sa lecture associative libre du Bourgeois gentilhomme, qui vaut d’être connue). Que vive la naïveté, oui. Y compris l’anachronisme historique, qui est tant moqué, alors que, au lieu d’insister sur ce qui nous sépare de la princesse de Clèves, et de contextualiser sans cesse, on devrait s’émerveiller de ce qui nous relie à de tels personnages. Oui, nous devons pouvoir à nouveau dire « c’est beau » sans rougir, sans verser toujours dans le relativisme savant, et pas nous contenter d’un « c’est intéressant ».
Hélène Merlin-Kajman m’a étrangement fait penser à ces psychologues qui pratiquent l’EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing). Considérant que des traumas restent bloqués dans une partie du cerveau, ils essaient, par un libre jeu associatif combiné à des mouvements oculaires, de réconcilier la psyché avec elle-même. Tout cela me convient. Car j’ai autant envie de conserver en moi l’émerveillement ressenti lors de la scène où Meaulnes aperçoit un château derrière les arbres que de me régaler intellectuellement des liens que Roland Barthes tisse entre Sade, Fourier et Loyola.
Jérôme Bonnemaison
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