C'est un pamphlet violent, unilatéral, et aussi d'une mauvaise foi colérique, outrancière, contre l'influence de la culture française, plus particulièrement en Espagne, au très long cours. Un pamphlet sarcastique, souvent drôle à ce titre, d'une érudition rare, en particulier quand il aborde les rivages méconnus des fécondations innombrables entre les cultures européennes. C'est un premier paradoxe que de voir un si bon connaisseur de la pensée hexagonale, étranger, argentin semble-t-il, si déterminé à la démolir. C'est un signe qu'il y a anguille... on y reviendra.
Le pamphlet, cruel et moqueur comme il se doit, ne manque pas d'arguments sur la portée néfaste de « notre » culture. Un bon pamphlet doit tenir fermement son sujet pour pouvoir se déchaîner, il doit planter un axe autour duquel les horions vont s'amarrer, sinon il n'est qu'un tas d'insultes raffinées.
L'esprit français serait vaniteux, pompeux, il tiendrait du charlatanisme et de l'art de la récupération verbeuse. Le don de la communication et celui de la contrefaçon nous sont reconnus. L'esprit français est accusé de n’avoir rien produit qui ait une dimension universelle, et pourtant de s'autoproclamer modèle mondial, exporté par les armes s'il le faut. Il est incapable d'être profond. Au lieu de produire des Goya, il nous donne des scènes bucoliques « bien peintes ». Sur le plan politique, le culte de la raison a produit la terreur. Les Français ont le tort de penser qu'un langage ordonné est un langage qui a raison. C'est ainsi que dans notre pays on règle tout à partir de formules verbales dont on s'enivre.
L'esprit français aurait le mieux montré sa vraie nature sous Louis XIV. Le caractère superficiel, réglé, vaniteux, de la culture du pays a alors atteint son summum. La mainmise du pouvoir d'État sur l'art a été un désastre, préfigurant le modèle stalinien. On ne nous épargne rien.
Nous sacrifierions depuis longtemps à un culte étroit de la raison, du canon, des règles, dont le jardin à la française est l'illustration, et dont on trouve l'écho dans le naturalisme français, d'une pauvreté insigne selon le pamphlet. Loin de la folie inaugurale de Don Quichotte. C'est aussi un art du pillage culturel – par exemple par Corneille –, de la « récup », et une manière de se vendre. Le pillage sera non seulement de l’ordre du plagiat mais matériel aussi avec l'invasion napoléonienne de l'Espagne. La France est un pays de fripouilles et Voltaire est un voyou.
La place géographique centrale de la France dans l'Europe a malheureusement nui aux échanges interculturels les plus porteurs, entre l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne. Il a fallu s'allier tant de fois pour repousser l'envahisseur français et l'exportation de sa culture centralisée, contrôlée par l'État, académique.
Plus près de nous – et ici Sartre relaie Voltaire comme tête de Turc –, le XXe siècle a été une calamité car il a glorifié une pensée française qui ne serait qu'un sous-produit frelaté de la phénoménologie et du « charabia » heideggérien. La France s'est aussi illustrée dans la création de sectes intellectuelles, dont Les Temps modernes sont l'exemple le plus abject aux yeux de l'auteur.
Nous n'avons donc rien pour nous, nous sommes le poison du continent. Mais faut-il recevoir comme tel ce coup de poing adroit ? Non, semble-t-il. Tout le livre, qui repose sur une vision de la culture comme circulation et fécondation à l'échelle européenne, est semé de petits cailloux – des oublis en particulier, ou des concessions minuscules – qui démontrent la mauvaise foi volontaire de l'auteur. De nos grands auteurs, il n'est fait nulle mention : Montaigne, Pascal, Diderot sont rayés de la démonstration, comme tout ce qui ne cadre pas avec elle. La poésie se résume à Ronsard. On peine à croire qu'un tel érudit puisse vraiment ignorer nos trésors, et d'ailleurs il cligne de l’œil de temps en temps, en saluant Rabelais, Proust, Céline ; ou Descartes, à qui nous n'aurions rien compris, gardant de lui la sacralisation de la raison alors qu'il est le penseur du doute.
Ce pamphlet, en réalité, a tout d'un cri de colère en ombre portée contre la frilosité et la dépendance des intellectuels et artistes espagnols. Alors que régnait, pour peu de temps, la culture française – l'époque des Barthes, Lacan et Foucault –, l'Espagne avait été étouffée par le franquisme, cette lèpre culturelle que l'auteur vomit : il n'a rien d'un nationaliste. La lumière était au nord des Pyrénées et, alors que le pays avait une chance de réveil, il risquait de s'enliser dans la nostalgie des grandeurs ibériques si lointaines, mêlée à un complexe d'infériorité stérilisant à l'égard de la France. L'essai, par son aspect provocateur, est donc très certainement un appel à relever la tête, à reconsidérer les sources de la culture espagnole pour s'affirmer à nouveau – malheureusement, la source arabe est totalement oubliée –, et à cesser de psalmodier ce qu'on appelle aujourd'hui la « French Theory ».
Mais désormais ce livre est traduit en français, à un moment où notre pays est plongé dans les idées noires et ne se présente plus comme le phare du monde mais comme une nation menacée de toutes parts, tentée par le repli. Que pouvons-nous en faire ? Il me semble qu'il vise juste quand il éperonne ce magistère du verbe qui nous caractérise. On sélectionne les élites en France sur des « grands oraux », sur le sens de la répartie. Cela rappelle la sélection royale des favoris de la cour, en fonction des bons mots. On pense que la parole, en politique, règle d'office le réel. On écrit une circulaire au moindre fait divers, qu'on range aussitôt. On s'écharpe sur des symboles et de la sémantique, comme on le voit avec le débat sur la déchéance de nationalité, dont le poids social presque nul serait, si elle entrait en vigueur, inversement proportionnel au vacarme fait à son sujet. Un président de la République décide qu'on va lire la lettre d'un jeune résistant assassiné, le même jour dans toutes les écoles, comme si lire un texte un jour résolvait les problèmes de la mémoire, du sens, de la citoyenneté. Dès que nous rencontrons une difficulté, on écrit une loi, en considérant que le texte est magique, et en songeant si peu à l'appliquer et à l'évaluer. On passe énormément de temps à amender une Constitution, comme si les abstractions étaient tout ce qui comptait. Voilà un mal français.
D'où vient-il ? Il faudrait le demander aux anthropologues. Il est sans doute lié à la croyance forte du pays – d'où sa dépression actuelle – dans la politique, et donc dans le discours. Et aussi dans l'État, qui est le ciment historique du pays. La France est politique, elle n'est pas ethnique, elle assimile la politique à l'État, elle est donc discursive. Quand ça va mal, on veut dans notre pays que le préfet reçoive une délégation, et qu'il publie un communiqué ensuite. On méprise les statistiques. Les philosophes français – on le reproche souvent, avec raison à mon sens, au nouvel académicien Alain Finkielkraut – ignorent superbement la sociologie, les chiffres, les recherches fastidieuses. On s'écharpe entre anciens et modernes à coup de citations de Jules Ferry ou de Péguy, bien loin de la démarche d'enquête sociale d'un Orwell par exemple. La vérité française est phraséologique.
Et puis il y a le culte de la raison, lié à ce magistère du verbe. Une phrase bien construite et dont le style étincelle donne raison à son auteur, et une déclaration ratée vous condamne. Le culte de la raison nous a procuré une médecine grandiose, mais qui fut longtemps rétive – elle l’est encore un peu aujourd’hui – à prendre en considération la subjectivité du patient.
Ce pamphlet « nous » étrille. C'est injuste et démesuré. L'impasse est totale à propos de la diversité de la France, de ses ambivalences. Marx disait que la France est le « pays de la lutte des classes par excellence », c'est-à-dire simplement qu'elle est conflictuelle. Ce fameux « esprit français », homogène, qui traverserait les siècles, a de quoi nous laisser sceptiques, même si de belles pages de Paul Valéry, dans ses Regards sur le monde actuel, décèlent des invariants de manière tout à fait convaincante, en partant justement de cette idée : la culture en France est la résultante d'un labeur de synthèse dans la diversité. Ce qu'un Emmanuel Todd hurle dans chacun de ses livres.
La France est un volcan. Elle est avant tout travaillée par des contradictions qui ont souvent déclenché des cataclysmes. Il est bien pédant, celui qui prétend ériger en cible non mouvante un « esprit français ».
Jérôme Bonnemaison
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