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Du clair-obscur les monstres surgissent

Il est étrange et plaisant de lire un ouvrage né dans un autre paradigme que celui qui encadre globalement notre époque. Le paradigme des paradigmes, l'épistémè selon Foucault. On y goûte ce détonnant mélange d'antipodes et de voisinage puisque, venu du passé transcendé, cet héritage nous précède.Il en est ainsi avec Des monstres et prodiges de l'honorable chirurgien des souverains du siècle des guerres de Religion que fut Ambroise Paré. Il écrit longtemps avant Darwin, quand la biologie se réfère encore d'autorité aux textes antiques, parce qu'un grand nom « a dit ».  
Ambroise Paré
Des monstres et prodiges
(Folio)
Il est étrange et plaisant de lire un ouvrage né dans un autre paradigme que celui qui encadre globalement notre époque. Le paradigme des paradigmes, l'épistémè selon Foucault. On y goûte ce détonnant mélange d'antipodes et de voisinage puisque, venu du passé transcendé, cet héritage nous précède.Il en est ainsi avec Des monstres et prodiges de l'honorable chirurgien des souverains du siècle des guerres de Religion que fut Ambroise Paré. Il écrit longtemps avant Darwin, quand la biologie se réfère encore d'autorité aux textes antiques, parce qu'un grand nom « a dit ».  

Ce praticien admirable – il inventa, par exemple, les ligatures de vaisseaux sanguins, apaisant bien des blessés de guerre – est un homme culturellement ancré dans son époque, nullement avant-gardiste, et dont les écrits ont valeur documentaire sur la Renaissance tardive. C'est en lisant Paré qu'on comprend aussi, par contraste, le génie pionnier de Montaigne, définitivement passé dans l'ère du séculier.

Ambroise Paré, gloire de son temps, nous propose un cabinet de curiosités que le plus galvaudé de nos forains jugerait dépassé, curiosités dont certaines sont d'ailleurs collectionnées par ses soins. Une litanie de monstres et de prodiges. Et il illustre par là un moment particulier de la science : elle se réveille et se risque vers l'indépendance, le systématisme et la découverte de lois naturelles, l'expérimentation, car grâce à Colomb on s'y est résolu : l'humain peut et doit investir le monde. Mais cette science, qui gonfle le torse, et Paré affirme la noblesse de la médecine, n'est pas encore émancipée de la pensée religieuse qui l'enchâsse solidement. Elle n'est pas affranchie de l'enchantement qui filtre le regard médiéval. Lire Paré, prolifique auteur autant qu'amputeur sur les champs de bataille, c'est entrer avec délice et dépaysement dans ce clair-obscur d'une Renaissance française, indécise, hésitante devant les soubresauts que la Réforme a déclenchés, ravageant le pays pendant des décennies. De ce clair-obscur, pour reprendre la fameuse phrase de Gramsci à propos des crises, surgissent les monstres. Ils sont, et Paré le confirme, des annonciateurs du malheur, et la France d'alors, stupéfaite par la Saint-Barthélemy, aime se doter de signaux d'alarme.

L'auteur a quelque difficulté à définir le monstre. C'est, nous dit-il, un phénomène « contre le cours de la nature ». Mais, en même temps, rien n'échappe à Dieu. Aussi, le monstre est partie de la création, même si le démon y a sa part. Paré justifie ainsi sa fascination pour le monstrueux. En définitive, le livre se développe peu à peu comme une exposition des prouesses de la nature, où le médecin, au départ soucieux de classer et d'expliquer, en vient à sortir ses gravures de plus en plus vite, comme enivré de ses trouvailles, à l'image d'un enfant qui veut partager ses émerveillements devant le monde. Il en vient d'ailleurs à nous montrer une girafe, un crocodile, une autruche, un caméléon.

D'où vient le monstre ? C'est ici qu'on saisit où en est le savoir, en pleine transition pré-galiléenne. Le monstre peut manifester gloire ou colère de Dieu, acte du démon. Mais il peut aussi surgir du prosaïque : la chute d'une femme enceinte, « les maladies héréditaires », ou l'étroitesse du bassin de la parturiente. Quant à la surabondance ou au manque de semence, on les emprunte aux Anciens. Même la somatisation a sa place, puisque le monstre peut provenir de l'imagination, et il en est ainsi avec un enfant-grenouille, joliment illustré (et drôle), né monstrueux car on rencontra un batracien pendant la conception. Le Médecin s'avance, mais point trop, il ménage l'inquisiteur.

Pour ceux qui auront lu avec profit l'essai de Silvia Federici, Caliban et la sorcière, où elle étudie la grande chasse aux sorcières qui accompagne la naissance du capitalisme à cette époque, indissociable d'une discipline de fer et de feu sur les femmes, les écrits d'Ambroise Paré feront office de document édifiant. Les femmes sont souvent pointées comme responsables des dérapages de la nature, elles créent des monstres en concevant « pendant leurs fleurs », elles sont citées abondamment quand on parle de sorcellerie, elles ont une fâcheuse tendance à vagabonder et à se faire passer pour des monstres afin d'échapper au travail. Un chapitre s'intitule ainsi « d'une grosse garce de Normandie, qui feignait avoir un serpent dans le ventre »... Un serpent, cela tombe à pic... Ambroise Paré est un misogyne violent de son temps, qui proclame que, si la femme peut se transformer en homme, jamais la réciproque n'est constatable, « parce que nature tend toujours à ce qui est le plus parfait ». Paré relate nombre de procès et ici on se souvient de Foucault et de son grand renfermement, car le coupable est celui qui mendie pour ne pas travailler, se déguisant en bossu ou en « ladre ». Le médecin de ce temps est auxiliaire de police. Paré parle du côté du pouvoir.

Tout le propos oscille entre l'avenir de la raison et le passé de l'enchanté. Les deux se mêlent. Par exemple quand l'auteur exprime sa grande sévérité envers les pseudo-médecins qui prétendent que les démons peuvent engendrer des naissances humaines. Il ne les attaque pas sur le fait de mêler le diable à la médecine, mais sur le fait que les démons, étant des esprits, n'ont pas de semence. Le rationnel et l'empirisme s'expriment ainsi à l'intérieur même d'une gangue qui éclatera avec Galilée, mais Paré en est un annonciateur parmi tant d'autres lorsqu'il affirme que l'on doit « rejeter toutes telles sotteries et s'ârrêter à ce qui est nature ». Le superbe livre La Possession de Loudun, de Michel de Certeau, qui évoque des événements un peu postérieurs à Paré, met en scène le même type de schizo-médecine.

Mais parcourir cet ouvrage, c'est aussi prendre plaisir à la naïveté attendrissante de ces pionniers de notre science, et en particulier ces nombreux dessins aux légendes devenues d'un comique surréaliste : « Figure d'un monstre fort hideux, ayant les mains et les pieds de bœuf et autres choses fort monstreuses ». On trouvera un « monstre-chien à tête de volaille », un « enfant demi-chien », un « demi-homme et demi-pourceau »… Les barrières des espèces sont allégrement sautées, car elles n'existent pas encore. Les règles de l'empirisme n'ont pas été posées. Aussi, parfois l'auteur nous affirme qu'il l'a vu de ses yeux, parfois il cite simplement un témoignage d'un ami, ou un texte d'autorité, et puis il n'hésite pas à user des formes impersonnelles : « on a vu un homme, en cette ville de Paris, du ventre duquel sortait une autre tête ».

Ambroise Paré voulait-il « faire le buzz » ? Sans doute. Mais cette vocation pour l'étrange semble tellement passionnée qu'elle est signifiante. Paré semble en appeler à l'avenir de la science : elle a tellement à explorer, et d’ailleurs il y a ces prodiges du Nouveau Monde, ou ce ciel où l'on pourrait s'aventurer. Il semble enfin se passionner pour la vie, pour l'imagination infinie de la nature. Paré s'est consacré à soigner des blessés sur des champs de bataille, il a inventé des extracteurs de balle, des prothèses. Nous touchons là sans doute à la vocation initiale du médecin, émouvante. Il est du côté de la vie.

Et nous, qu'y voyons-nous dans ces monstres ? Sans doute la même chose que l'on aime regarder, toujours chez les forains, dans les miroirs déformants. C'est-à-dire : nous. Soumis au glissement, à la métaphore. Un autre « nous » que nous, qui dit des choses sur nous ? Monstre-moi qui je suis.

Jérôme Bonnemaison

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