De ces contributions, à la teinte pessimiste comme la couverture noire du livre (Alec Hargreaves parle des émeutes de 2005 comme de « la dernière chance » manquée « pour sauver la cohésion sociale »), d’un pessimisme certes décidé à tenir bon sur des principes universalistes et égalitaires, comme si malgré l’impuissance des intellectuels fidèles à ces étoiles, ce qui devait être dit est ici écrit, de ces contributions il ressort que la France est un pays qui n’a pas dépassé une situation « post-coloniale ».
Par cette expression, les auteurs de Vers la guerre des identités ? n’entendent pas, loin s’en faut, que la France serait dans un « continuum colonial », comme le prétendent par exemple les Indigènes de la République, identitaires en miroir des néo-fascisants, qui sont pour les auteurs symptômes de la dérive paranoïaque transformant le monde en champ de bataille entre de prétendues ethnies. On signifie plutôt par ce concept de « post-colonial » que les uns et les autres n’ont pas su solder ce passé, s’enfonçant dans des obsessions qui mènent à un affrontement général dont le djihadisme local et la progression du Front national sont deux manifestations ; le livre montrant, tristement, que cette vision identitaire de la société s’ancre au plus profond dans l’opinion. Des décennies après « la revanche de Dreyfus » déplorée par Maurras à la fin de son procès pour collaboration, nous pourrions bien assister à une troisième bataille frontale où, pour l’instant, les forces antiracistes semblent comme stérilisées par la violence de l’assaut.
Une contribution rappelle que près de sept millions d’électeurs ont voté aux dernières régionales pour une ligne politique assumant qu’une partie du corps social – des millions d’habitants – n’a pas sa place dans le pays ! Et ils n’ont pas l’exclusivité de cette conviction. La stratégie de Daesh, qui souffle dans le même sens que les identitaires franco-nationalistes, est d’enflammer cette tentation de « polarisation » entre deux pays, « eux » et « nous », en attisant par le meurtre la haine des musulmans, en agitant les références à l’humiliation que fut la colonisation, amalgamée avec les guerres au Moyen-Orient, réactivant l’antisémitisme par instrumentalisation de la cause palestinienne.
Nous sommes pris sous le feu croisé de ces deux catégories de Croisés qui ont beaucoup en partage. Entre d’un côté le discours décliniste des identitaires de ladite « souche » mythique, qui ne se résument plus aux seuls groupes d’extrême droite, en particulier depuis la grande opération réussie par Patrick Buisson pour convertir un président de la République française au discours maurassien, et, de l’autre, la simplification manichéenne des tenants de l’identité victimaire des minorités, il y a certes une « ligne de crête » à défendre coûte que coûte.
Les auteurs proclament, parmi les solutions contre l’embrasement, la nécessité de regarder en face l’histoire coloniale. Histoire transformée en amertume revancharde d’un côté, et en névrose obsessionnelle de l’autre. Nous devons avancer vers un « métarécit humaniste » (Fouad Laroui), donnant sa place à la complexité de l’Histoire, reconnaissant les méfaits incommensurables de la colonisation, sans en éluder les nuances et les contextes. Autour de ce récit nouveau, qui n’a pas son musée en France alors que fleurissent désormais les monuments d’hommage imbécile aux tueurs de l’OAS, nous pouvons éviter de transformer les souffrances d’hier en héritages conflictuels obérant d’autres lectures du présent. Les ghettos, nous dit-on dans ce livre, sont des fractures mentales autant que sociales.
L’ouvrage revient sur la vaste offensive de réhabilitation du colonialisme lancée depuis 2007, dont le discours présidentiel de Dakar a été l’apogée, n’hésitant pas à comparer l’homme africain à un enfant. En flattant les angoisses déclinistes d’une ancienne grande puissance, craintive sur le vide laissé par sa déchristianisation (le livre converge ici avec les essais d’Emmanuel Todd), et en provoquant le réflexe identitaire des minorités venues du Sud, ce discours eut un effet délétère. Mais il s’inscrit tristement dans une perspective durable qui renforce les tentations discriminatoires, elles-mêmes conduisant parfois le discriminé à endosser fièrement la caricature qu’on fait de lui.
Le drame est que, face à ce déferlement, qui certes a abandonné la notion biologique de « race », quoique le livre rappelle sa réapparition (par exemple dans une célèbre saillie de Nadine Morano), pour la remplacer par un racisme culturaliste échappant plus aisément aux lois antiracistes, bilan positif fragile d’un antiracisme qui semble en échec, sur-institutionnalisé, nous ne voyons rien émerger.
La notion d’intégration a été abandonnée. On ne parle plus que de religion, par la défensive, d’islam tout court, démonisé. Et revient cette notion agressive d’assimilation, alliée à la dénonciation floue du « communautarisme », toujours celui de l’Autre. Le nationalisme français est d’ailleurs une idéologie floue, un « populisme liquide », selon l’expression de Raphaël Logier, dans la mesure où elle se fonde sur la peur de l’« Autre » comme viatique illusoire à la crainte plus profonde d’une dissolution de ce « nous » égaré. Cet Autre s’incarne d’abord dans le musulman, « Janus Bicéphale », cible idéale à qui l’on reproche d’être l’antique ennemi du christianisme mais en même temps de s’opposer à la modernité, toujours perdant. Mais il prend forme aussi dans d’autres figures comme les roms, et peu importe la faiblesse numérique ou sociale de cet « Autre ». Quant au vieil antisémitisme, il n’a pas disparu. Il s’est reconfiguré, mais persiste aussi dans ses vieux stéréotypes.
Dans une France déboussolée, la haine identitaire devient un liant. Et qui propose un autre ciment hormis la psalmodie abstraite des « valeurs de la République » impalpables, cette évanescence menaçant tout l’édifice philosophique d’une Lumière qui incendia en son temps le monde ?
Devant ces courants, dont on saisit la nature irrationnelle, combien pèsent les analyses brillantes, ici, d’un Laurent Mucchielli opposant sa déconstruction des statistiques sécuritaires, démontrant les préjugés qui surévaluent les délits commis par des étrangers, face à un « Français ou voyou, il faut choisir ! » lapidaire, et aux injonctions incitant, au plus haut niveau de l’État, à cesser de comprendre, car comprendre serait excuser ? Les auteurs rappellent que comprendre n’a rien de moral en soi, mais que c’est tenter de s’épargner l’aveuglement des futurs perdants de l’Histoire.
Face au tsunami identitaire, la bataille culturelle ne peut qu’être totale et multiforme. Sur le terrain de l’Histoire, oui. Mais nous avons besoin d’autres imaginaires et d’autres émotions, concurrents des olifants de croisade. Finalement, et c’est là où le livre cesse son incursion, l’identitaire n’a t-il pas une fonction culturelle évidente ? Atrophier l’émergence d’autres lectures des difficultés du monde, sans doute. Comment, dans une société qui a profondément changé, donner corps à d’autres représentations, fondements, manières de donner sens aux existences ?
Jérôme Bonnemaison
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