Il y a un usage social du langage. Plus personne n’y croit. Son cours est tombé à zéro. D’où cette bulle inflationniste de bavardage mondial. Tout ce qui est social est mensonger, chacun le sait désormais. Ce ne sont plus seulement les gouvernants, les publicitaires et les personnalités publiques qui « font de la communication », c’est chacun des entrepreneurs de soi que cette société entend faire de nous qui ne cesse de pratiquer l’art des « relations publiques ».
Devenu instrument de communication, le langage n’est plus une réalité propre, mais un outil servant à opérer sur le réel, à obtenir des effets en fonction de stratégies diversement conscientes. Les mots ne sont plus mis en circulation qu’afin de travestir les choses. Tout navigue sous de faux pavillons. L’usurpation est devenue universelle. On ne recule devant aucun paradoxe. L’état d’urgence est l’état de droit. On fait la guerre au nom de la paix. Les patrons « offrent des emplois ». Les caméras de surveillance sont des « dispositifs de vidéoprotection ». Les bourreaux se plaignent qu’on les persécute. Les traîtres protestent de leur sincérité et de leur fidélité. Les médiocres sont partout cités en exemple. Il y a la pratique réelle d’un côté, et de l’autre le discours, qui en est le contrepoint implacable, qui est la perversion de tous les concepts, la tromperie universelle de soi-même et des autres.
Partout, il n’est question que de préserver ou d’étendre des intérêts. En retour, le monde se peuple de silencieux. Certains d’entre eux explosent en actes fous à dates de plus en plus rapprochées. Qui peut s’en étonner ? Ne dites plus « Les jeunes ne croient plus en rien. » Dites : « Merde ! Ils ne gobent plus nos mensonges. » Ne dites plus « Les jeunes sont nihilistes ». Dites : « Putain ! Si ça continue, ils vont survivre à l’effondrement de notre monde. »
Le cours du langage est tombé à zéro, et pourtant nous écrivons. C’est qu’il y a un autre usage du langage. On peut parler de la vie, et on peut parler depuis la vie. On peut parler des conflits, et on peut parler depuis le conflit. Ce n’est pas la même langue, ni le même style. Ce n’est pas non plus la même idée de la vérité. Il y a un « courage de la vérité » qui consiste à se réfugier derrière la neutralité objective des « faits ». Il y en a un autre qui considère qu’une parole qui n’engage à rien, qui ne vaut pas en tant que telle, qui ne risque pas sa position, qui ne coûte rien, ne vaut pas grand-chose. Toute la critique du capitalisme financier fait pâle figure au regard d’une vitrine de banque fracassée et barrée du tag « Tiens, tes aggios ! » Ce n’est pas par ignorance que les « jeunes » détournent des punchline de rappeurs dans leurs slogans politiques plutôt que des maximes de philosophes. Et c’est par décence qu’ils ne reprennent pas les « On lâche rien ! » que les militants gueulent au moment où ils lâchent tout. C’est que les uns parlent du monde, mais que les autres parlent depuis un monde.
Le véritable mensonge n’est pas celui que l’on fait aux autres, mais celui que l’on se fait à soi-même. Le premier est, en comparaison de l’autre, relativement exceptionnel. Le mensonge, c’est refuser de voir certaines choses que l’on voit, et refuser de les voir comme on les voit. Le véritable mensonge, ce sont tous les écrans, toutes les images, toutes les explications qu’on laisse entre soi et le monde. C’est la façon dont nous piétinons quotidiennement nos propres perceptions. Si bien que tant qu’il ne sera pas question de vérité, il ne sera question de rien. Il n’y aura rien. Rien que cet asile de fous planétaire. La vérité n’est pas quelque chose vers quoi il y aurait à tendre, mais une relation sans esquive à ce qui est là. Elle n’est un « problème » que pour ceux qui voient déjà la vie comme un problème. Elle n’est pas quelque chose que l’on professe, mais une manière d’être au monde. Elle ne se détient donc pas, ni ne s’accumule. Elle se donne en situation et de moment en moment. Qui sent la fausseté d’un être, le caractère néfaste d’une représentation ou les forces qui se meuvent sous le jeu des images, leur ôte toute prise sur lui. La vérité est pleine présence à soi et au monde, contact vital avec le réel, perception aiguë des données de l’existence. Dans un monde où tout le monde joue, où tout le monde se met en scène, où l’on communique d’autant plus que rien ne se dit réellement, le seul mot de « vérité » glace, agace ou suscite les ricanements. Tout ce que cette époque contient de sociable a pris l’habitude de s’appuyer sur les béquilles du mensonge au point de ne plus pouvoir les lâcher. Il n’y a pas à « proclamer la vérité ». Prêcher la vérité à ceux qui n’en supporteraient pas même des doses infimes, c’est seulement s’exposer à leur vengeance. Dans ce qui suit, nous ne prétendons en aucun cas dire « la vérité », mais la perception que nous avons du monde, ce à quoi nous tenons, ce qui nous tient debout et vivants. Il faut tordre le cou au sens commun : les vérités sont multiples, mais le mensonge est un, car il est universellement ligué contre la moindre petite vérité qui fait surface. (…)
La Nouvelle Quinzaine Littéraire
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