Une telle capacité d’analyse et d’empathie s’explique certes par la double formation de l’auteur. Fils d’un médecin juif polonais fixé en Suisse et d’une ex-fiancée de Kafka, il est d’abord attiré par les études de lettres puis deviendra lui aussi médecin, poussant ses deux vocations assez loin pour s’établir conjointement comme clinicien de la « mélancolie », dont le nom moderne est dépression, une des maladies mentales, et comme spécialiste des « philosophes » du XVIIIe siècle, Rousseau au premier chef.
La pratique assidue des livres fait le rat de bibliothèque qu’aucun critique digne de ce nom ne peut se dispenser d’être. Mais le commerce quotidien des malades oblige le bon médecin à ne jamais confondre les symptômes répertoriés avec la personnalité entière de celui qui les présente. Exercice étrange et hautement acrobatique, où il est nécessaire de prendre en compte des données objectives (des analyses, des dosages, des résultats chiffrés) mais aussi et surtout (particulièrement lorsque la maladie concerne l’esprit et comporte des composantes psychiques ou psychosomatiques non négligeables) de se mettre à distance du tableau clinique résultant de ces données pour appréhender la totalité souffrante de qui n’est plus seulement « un cas », mais un être vivant et complexe, un texte en somme.
Soyons attentifs à l’appendice d’un livre sur Diderot qui établit, à partir de pièces tangibles – témoignages d’amis, propos rapportés du patient lui-même –, que l’inventeur de Jacques le Fataliste, qui fut aussi l’ouvrier obstiné de l’entreprise monstrueuse de l’Encyclopédie, souffrit très tôt de ce qu’on nommait alors angine de poitrine et mourut sans doute d’un infarctus massif qu’il appelait de ses vœux, tant pour éviter l’insupportable calvaire d’une lente agonie que pour échapper, grâce à une mort subite, aux tentatives des prêtres que le seul des philosophes majeurs des Lumières radicalement athée haïssait. Cette mise au point (un point final) rejaillit sur toute l’argumentation purement littéraire précédente, sur tout un livre qui, fort habilement, recompose en chronologie et recycle des articles parus sur vingt ans, de 1970 à 1990.
Non seulement en effet le rappel ultime de convictions qui, à l’époque, ne furent guère partagées avec une inébranlable constance que par quelques-uns (D’Holbach, La Mettrie, le curé Meslier, D’Alembert) vient rétablir, en sa virulence originelle, l’œuvre entière d’un écrivain dont certains des plus beaux textes ne furent connus qu’après sa mort. Ainsi, ce chef-d’œuvre étincelant auquel rien dans le siècle n’est comparable, la Satire seconde que bien plus tard l’enthousiasme de Goethe traducteur devait doter de son titre définitif, Le Neveu de Rameau, est-il incompréhensible sans une verve iconoclaste qui trouve sa source dans la mise à l’écart de Dieu.
Mais c’est bel et bien l’originalité principale du plus subversif des philosophes prérévolutionnaires, du plus audacieux des penseurs laïques que souligne ce rappel. Par-delà la Révolution, dont l’efficacité proprement politique doit plus à Rousseau et à son Contrat social qu’à Diderot mieux installé dans la bourgeoisie que son ancien ami le marginal de Genève, par-delà le XIXe siècle où l’intégrisme calotin fit nombre de retours de flamme, la modernité intellectuelle du libre-penseur Diderot nous est d’usage actuel immédiat et justifie que l’on reconnaisse enfin la nécessité d’une œuvre que la censure – acceptée dans une certaine mesure par un homme qui sacrifia ses plus grands livres au sacerdoce de l’Encyclopédie, tandis que son appétit de jouissances et son refus du martyre le conduisaient à rechercher l’appui de la peu démocrate Catherine de Russie – et une fausse évaluation consécutive à cette censure ont trop longtemps placée un peu au-dessous de celles de Voltaire et de Rousseau.
Or le travail de décapage et de mise en lumière auquel se livre Jean Starobinski avec un talent si merveilleusement adapté à son objet comble l’amateur de longue date du Neveu et de Jacques. Quel sentiment exaltant que celui de redécouvrir ces livres sans pareils comme remis à neuf ! Par un effet de balance sans cesse équilibrée entre autopsie complète, argumentée, étayée par la linguistique et son bestiaire rhétorique, et renvoi aux significations profondes où Diderot, disciple de Montaigne et de Spinoza, se révèle en sa réalité textuelle intégrale (sanguine, survoltée, rêveuse, imaginative jusqu’au délire), l’exégète parvient à se maintenir dans cette position idéale qui devrait être celle de toute critique éprise de perfection formelle et de vérité analytique : à la bonne distance d’un art et d’un tempérament.
Diderot est d’abord et avant Balzac un ogre dont tous les sens s’ouvrent comme une nasse immense afin d’absorber en une fois ce qu’il peut engouffrer du monde qui l’entoure : hommes (et femmes qui émeuvent aussitôt son appétit de dévoration érotique), paysages pleins de sauvagerie, ensembles urbains modifiés par l’industrie dont le progrès le passionne, foules en mouvement, objets, sociétés. C’est un jouisseur optique mais surtout auditif, que le bruit de l’univers et de ce qui s’y agite (cris, rires et pleurs, tout lui est bon) enchante et euphorise.
Ondoyant et divers, au moins au plan du sentiment (car il possède quelques certitudes ancrées qui donnent à ses plus folles divagations une sorte de soubassement rationnel), le voilà embarqué dans une furia descriptive – lors des Salons notamment, dernier chapitre et particulièrement réussi de l’enquête littéraire de Starobinski –, ou dans des spéculations qui prennent le plus souvent la forme, à dominante verbale, du dialogue. Dialogue du philosophe avec lui-même, de Jacques le spinoziste avec un maître qui, dans le raisonnement, lui est tellement inférieur, établissant par là un réjouissant cul par-dessus tête des classes sociales ! Dialogue suprême et unique, dans Le Neveu, de MOI avec LUI, bien plus ambigu et réversible que celui du vice et de la vertu.
L’étonnant est que ce diable d’homme ne s’embrouille jamais dans ses fantaisies les plus extrêmes. Quel esprit clair ! Quelle langue éblouissante ! Un des triomphes exégétiques de Starobinski consiste dans la suite de démonstrations convaincantes qu’il nous fournit de cette clarté, celle-là même des Lumières à leur maximum d’éclat, au ras de l’étude des mots, de l’examen de leurs agencements, du décryptage des figures rhétoriques préférées du texte de Diderot, le chiasme en ses infinies variations par exemple. L’ignorance a trop souvent permis de décrier le décousu de Jacques le Fataliste, ses défauts de composition. La finesse de l’analyse des structures de phrases, de l’organisation des épisodes d’un texte écrit dans l’émulation du Tristram Shandy de Sterne, n’a aucun mal à faire justice de critiques imputables seulement au manque d’attention, à l’absence de bonne distance.
À la bonne distance, cela veut dire aussi à distance, sans se laisser embobiner par l’exceptionnelle virtuosité d’un « ramageur » qui s’enivre du langage d’autrui, toutes classes sociales non point confondues mais reconnues pour ce qu’elles sont, pour la diversité de la note que chacune d’entre elles introduit dans le brouhaha saoulant de la parlure universelle, mais qui excelle surtout à déployer le langage comme un filet à prendre le lecteur. L’empathie réelle de Starobinski n’est pas dupe. Diderot, qui a tout réussi sauf la révolution du pathétique, qu’il voulait apporter au théâtre, et qui a compensé son échec sur la scène, échec dû à un dogmatisme théorique qui sera aussi, dans une moindre mesure, celui de Brecht, par l’art du dialogue, éclatant dans tous ses autres textes, a écrit une sorte d’autobiographie interrogative avec sa pièce Est-il bon ? Est-il méchant ? Vaste question posée à lui-même, et dont la réponse n’est pas évidente.
Jean Starobinski, comme un médecin, se tient suffisamment à distance de son patient pour jauger, et non juger, l’ensemble de la bête. Qu’en résulte-t-il ? Que l’indiscret Diderot, à qui l’évolution des temps a permis de se mettre mieux à nu que son modèle Montaigne, mais pas jusqu’à la sincérité absolue cependant, a trahi Rousseau, l’ami de jeunesse et, circonstance aggravante, l’a fait après la mort de celui-ci, qui ne pouvait plus répondre à la calomnie.
Admirable en somme, Diderot. Mais Jean Starobinski en aurait-il fait son ami, comme il a fait son ami de Rousseau, malgré la paranoïa diagnostiquée de l’auteur des Rêveries ? On peut en douter, et cela renforce la fiabilité des admirations littéraires d’un critique qui a su observer son objet avec une déférente circonspection.
Pour tout savoir sur Diderot, on se reportera au livre complet, documenté et passionnant de Pierre Chartier, Vies de Diderot, en trois gros volumes (Hermann, coll. « Philosophie »). Le troisième et dernier, La Mystification déjouée (635 p., 48 €) entre en consonance parfaite avec l’essai à entrées multiples de Jean Starobinski.
Maurice Mourier
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)