Patricia De Pas : Magdalena Rychlowska, vous avez soutenu une thèse sur le sourire (Sourires de joie, d’affiliation et de domination : approche simulationniste). Pouvez-vous nous expliquer ce qui a motivé votre recherche ?
Magdalena Rychlowska : En tant qu’étudiante en Master 1, j’étais surtout intéressée par le concept d’empathie. C’est ma directrice de mémoire qui a attiré mon attention sur les expressions faciales, qui sont un élément crucial de nos échanges avec d’autres personnes. Celles-ci sont tellement fondamentales que c’est seulement lorsqu’elles disparaissent ou changent (à cause d’une maladie, par exemple) qu’on se rend compte de leur importance. Et le sourire est un cas unique parmi les expressions faciales ! Dans leur majorité, elles transmettent un message spécifique – pensons par exemple à l’expression du dégoût ou de la surprise. Dans la culture populaire, on a tendance à associer le sourire avec la joie ou le bonheur, mais si on regarde cette expression de près, on remarquera vite que le sourire accompagne beaucoup de situations et qu’il peut communiquer de nombreux messages, comme la politesse, la surprise, le dédain ou l’embarras…
Comment une expression si simple peut-elle être aussi flexible ? Y a-t-il différents types de sourires ? À quel point le contexte peut-il influencer la perception d’un sourire ? Je trouve ces questions fascinantes, surtout si l’on considère le contexte culturel. Il existe des stéréotypes sur la signification (ou la sincérité) des sourires produits dans tel ou tel pays, et ces croyances peuvent s’expliquer par la manière dont leurs ressortissants utilisent les expressions faciales (par exemple, les fonctions du sourire sont plus nuancées en France qu’aux États-Unis). Une autre chose que j’adore dans la recherche sur les expressions faciales, c’est son caractère interdisciplinaire : on peut étudier le sourire dans la littérature, dans l’art, à travers les siècles, mais aussi en examinant la physiologie, l’anatomie ou les acquis de l’informatique et de la robotique !
PDP : En quoi le rire se distingue-t-il du sourire ?
MR : Le rire est un comportement plus ancien que le sourire : il est possible que les humains aient utilisé le rire depuis plus de 6 millions d’années. Il s’agit aussi d’un comportement partagé avec d’autres espèces (comme les rats ou les primates). Les deux comportements sont flexibles : même si on les associe à la joie, au bonheur ou à l’amusement, ils sont produits dans des situations très différentes. Le rire est plus difficile à contrôler que le sourire, il est le plus souvent déclenché de manière involontaire. Enfin, le rire est plus complexe : le sourire est une expression faciale, alors que le rire recouvre un ensemble de phénomènes qui se développent en même temps. Cet ensemble inclut les sourires (qui accompagnent le rire), mais aussi les mouvements, la respiration qui change (on expire plus), le pouls qui devient plus rapide et les vocalisations (« ha ha ha ! ») typiques du rire. Par conséquent, le rire est un signal plus fort, qui se remarque plus facilement, surtout à distance.
PDP : La fonction sociale du rire est évidente ; mais le rire a-t-il aussi un effet biologique ?
MR : Les études existantes suggèrent que le rire augmente le niveau des endorphines dans le cerveau. Cet effet peut diminuer la sensibilité à la douleur ; il est spécifique au rire plutôt qu’à l’amélioration de l’humeur. Il est possible que le rire ait évolué parce que ce comportement rapproche les gens, comme la danse ou le chant (activités qui influencent aussi la sécrétion d’endorphines).
PDP : Si le rire est universel, les raisons de rire ne le sont pas : le rire est-il culturel ?
MR : Nous avons très peu de données empiriques sur le rire à travers les cultures. Les vocalisations typiques du rire sont universellement reconnues en tant qu’expression de la joie et de l’amusement (et associées à des chatouillements !). Les variations culturelles dans l’humour peuvent être liées à des valeurs et à des actualités spécifiques. Par contre, nous ne savons presque rien des différences culturelles dans les situations sociales qui provoquent le rire…
PDP : Aristote a écrit : « Aucun animal ne rit, sauf l’homme. » Est-ce vraiment le cas ?
MR : Non, le rire est un comportement qu’on observe dans d’autres espèces. Par exemple, les rats, quand on les chatouille (un travail de recherche passionnant…), produisent des pépiements réguliers. Cette tendance est particulièrement forte chez les animaux joueurs. De même, le rire a été observé chez les chiens et chez les primates, tels que les bonobos, chimpanzés, gorilles et orangs-outans. Le rire est associé à une réduction du stress et au jeu : il signale qu’une rencontre qui peut sembler brutale et agressive n’est pas une vraie menace, qu’il s’agit juste de « faire semblant ». De manière intéressante, une nouvelle étude sur le rire a récemment montré que les bébés de 3 mois rient de manière similaire aux chimpanzés (en inhalant et en exhalant de l’air). Cette tendance diminue avec l’âge, de sorte que les enfants plus âgés et les adultes rient surtout en exhalant. Le rire n’est pas uniquement humain, mais Aristote avait raison pour l’humour, un comportement qui est souvent fondé sur des raisonnements complexes et abstraits.