« J’ai beaucoup voyagé, comparant l’une & l’autre les diverses parties du globe. Chaque pays, chaque contrée a ses infirmités. La vôtre, ô Parisiens, est le rire. […] Ah ! que ce théâtre est bien votre théâtre, Français de la décadence ! Riez en glissant, riez en tombant, riez des rois, des peuples et des dieux ; riez de tout, de la grandeur, de la douleur et de l’honneur ! Je vous regarde rire et cela me plaît. »
Issu de La Fabrique de crimes (Dentu, 1898), cet éloge de la comédie à la française de Paul Féval fils (1860-1933) paraît tout indiqué pour évoquer la généalogie du rire en terre hexagonale. On avait vu, déjà en 2011, reparaître un texte fondateur en la matière, Le Rire et les rieurs, une conférence subtile de l’expert Henri Roorda (1870-1925), grand maître suisse de l’humour remis au goût du jour à travers une série de ses écrits les plus brillants promus par la collection « Mille et une nuits » de Fayard. À froid et à chaud, à cheval entre le sérieux de l’humanisme résolu et la galéjade fluide, devant ses élèves ou dans les gazettes de Lausanne, il aura fait briller l’esprit, quand bien même Le Rire et les rieurs sera suivi bientôt de Mon suicide (Fayard, coll. « Mille et une nuits »), une lettre d’adieu qui n’avait plus rien d’humoristique.
Cette histoire du rire, qu’il faudra bien écrire un jour, passera nécessairement par Roorda, comme elle ne contournera évidemment pas Le Rire. Essai sur la signification du comique d’Henri Bergson (1900, rééd. GF, éd. de Paul-Antoine Miquel, 2013), l’incontournable Bergson, qui écrivait, sans se déprendre de son académique gravité, dès la quatrième page de son opus : « Il semble que le comique ne puisse produire son ébranlement qu’à la condition de tomber sur une surface d’âme bien calme, bien unie. » Voilà sans doute pourquoi la conception par Paul Moreau-Vauthier (1871-1936), en 1925, de la Fontaine du rire, sise à Boulogne-Billancourt (où l’on s’amuse tant, c’est connu, depuis La Saison au bois de Boulogne de Maurice Beaubourg, Simonis-Empis, 1896), venait rider la surface étale de la mare. Et pour ce qui est de se marrer, l’inventeur du mètre en caoutchouc Gabriel de Lautrec (1867-1938), lointain cousin du peintre, en connaissait un rayon, lui qui côtoya Alphonse Allais, traduisit Mark Twain, le préfaça avec une ferme « Définition de l’humour » (Mercure de France, 1900) et finit par obtenir, en 1920, le principat des humoristes attribué par ses pairs Courteline, George Auriol et Georges Docquois.
La tradition française d’exégèse rigolote remontait loin : dès 1768, Louis Poinsinet de Sivry (1733-1804) avait donné son Traité des causes physiques et morales du rire, relativement à l’art de l’exciter (éditions Marc-Michel Rey). Il y dévoilait une étonnante première conclusion, pleine de raison mais simple fruit de l’observation, si l’on y songe un peu : « L’amour-propre flatté est dans tous les cas la source cachée, le ressort constant, en un mot le principe physique et moral du rire. » Poinsinet était bien le fils de son époque, où un bon mot de salonnard un peu cruel avait la capacité de tuer métaphoriquement un courtisan en le privant de sa vie sociale. Selon l’avis personnel de l’éditeur de Poinsinet de Sivry, son ouvrage était « d’un bout à l’autre un écrit raisonné, plein de recherches, de notions, & même de découvertes utiles, & qui n’intéressait pas moins la philosophie que l’art du théâtre ». C’est en quelque sorte l’un des premiers jalons théoriques modernes, quand on dispose, pour la pratique, de tant de sources littéraires depuis l’Antiquité – exception faite du livre II de la Poétique d’Aristote, consacré à la comédie, qu’Umberto Eco a cherché en vain dans Le Nom de la rose –, en passant par Rabelais, Scarron et consorts, sans négliger non plus la fameuse argumentation baudelairienne reprise dans le numéro du Présent (daté du 1er septembre 1857), avec des ajouts du grand Charles et sous ce nouveau titre : « De l’essence du rire et du comique dans les arts plastiques », propos à relire d’urgence puisque la FIAC vient de fermer ses portes.
Il faut compter encore l’essai du critique Adolphe Hatzfeld (1824-1900), dont Jean Royère rapporte, en 1920, dans La Renaissance littéraire et politique, une théorie posthume (« Le rire et l’art »), et ces deux très bonnes synthèses que sont l’« Étude physiologique du rire » publiée par Louis Lemercier de Neuville (1830-1918), écrivain beaucoup trop négligé, dans son journal La Muselière. Journal illustré de décadence intellectuelle (numéros 11 à 13 datés des 13, 20 et 27 mai 1855) ou encore le « Voyage chez les humoristes français » (1934) d’Ernest Fornairon, qui ne retint rien de son joyeux périple, puisqu’il devint, ce triste sire, un fieffé collaborateur aux côtés d’Alphonse de Châteaubriant, durant l’Occupation.
Quelles que soient les avanies de l’époque, le sujet du rire n’a jamais vu ses braises s’éteindre. De nos jours, outre que les comiques semblent pousser sur les planches aussi vite que les hommes politiques à la tribune et les affairistes aux affaires, les intellectuels poursuivent leurs investigations, utilisant parfois même des focales très précises. Témoigne l’« Éloge du rire », le numéro spécial de la revue Présences de l’Alliance culturelle romande, où Jean Calvin figurait lui-même en bonne place aux côtés d’Henri Roorda, de Charles-Albert Cingria et de Rodolphe Töpffer. En témoigne aussi Pierre Rimbert, qui donnait au Monde diplomatique un « Éloge du rire sardonique » en 2010. Pour être juste, il faudrait encore citer le « Maddiagramme » de Jean Guiri (Le Rire et l’Égoïsme raffiné, Émile-Paul, 1962), une authentique curiosité, ainsi que l’exceptionnelle Encyclopédie des farces et attrapes et des mystifications (Pauvert, 1964) des deux rieurs Noël Arnaud et François Caradec– ce dernier restant l’auteur du subtil Monsieur Tristecon, chef d’entreprise (éditions de l’Arbre vengeur, 2018), qui suscite en ce moment même des gondolements extrêmes chez les amateurs de sous-entendus et d’observations conséquentes.
Pour finir, on nous reprochera de n’avoir rien dit, au cours de ce rapide panorama, de nos amis de langue anglaise, espagnole et allemande. Ce serait en effet faire l’impasse sur les œuvres de Gilbert Keith Chesterton, de Saul Bellow, de Barbara Pym et de tant d’autres, comme le maître Jean Paul Richter, dont le Cours préparatoire d’esthétique (1804) compte des pages inoubliables sur la question. On repoussera le reproche d’un éclat de rire franc et puis on racontera une fadaise en songeant à cet autre grand maître du rire disparu, Roland Topor (1938-1997), dont les éditions Wombat tressent les œuvres complètes. Avec ses Cent Bonnes Raisons pour me suicider tout de suite, qui paraissent faire boucle avec Mon suicide d’Henri Roorda, il est entré, avec Pierre Desproges, grinçant, sardonique, dans la légende de l’humour noir : en me suicidant tout de suite…, « je ridiculiserai mon cancer ».
Eric Dussert
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