En 1900, à trente-trois ans, Sôseki se rend en Angleterre pour y compléter ses études. Il les poursuit jusqu’en 1903 et rentre au pays pour occuper à l’Université impériale la chaire prestigieuse de littérature anglaise, tenue avant lui par le flamboyant Lafcadio Hearn ; ses étudiants n’apprécient guère le changement. Il publie en 1905-1906 Je suis un chat, satire comique du Japon occidentalisé et, suite à l’immense succès du livre, démissionne pour devenir journaliste littéraire au quotidien Asahi, où paraîtront d’abord en feuilleton tous ses autres textes, jusqu’à sa mort en 1916, à moins de cinquante ans.
Je suis un chat, excellemment introduit, traduit et commenté par Jean Cholley dans la collection « Connaissance de l’Orient » (Gallimard/Unesco) en 1978, est à peine un roman, plutôt un ensemble assez décousu d’épisodes drolatiques à la manière de Sterne ou des Pickwick Papers de Dickens. Il met en scène, outre le chat, observateur muet et sarcastique des travers de l’époque, son maître adoptif, le professeur Kushami, figure peu flattée de l’auteur, la famille médiocre de celui-ci dont sa fort sotte épouse, et un petit noyau d’universitaires obtus, tout ce monde contemplant avec béatitude la transformation du Japon sans que personne n’entrevoie le revers de la médaille (sauf le chat).
Sôseki, en revanche, montre dans ce livre, son plus célèbre pamphlet, une verve critique redoutable et un humour ravageur, qui vont rapidement virer au sombre. Publié en 1908, deux ans après que le romancier eut fait mourir son chat au terme d’une huitième livraison prestement expédiée, Rafales d’automne conserve de nombreux traits comiques, mais c’est surtout la violence iconoclaste du propos qui s’y manifeste. De la construction romanesque et du cadre réaliste entourant les rares personnages, l’auteur se soucie encore moins que dans Je suis un chat. Milieu identique, professoral. Deux étudiants stéréotypés, l’un riche, l’autre pauvre, disciples d’un universitaire aussi original, voire marginal, que Sôseki lui-même. L’étudiant pauvre a naguère contribué, en province, à l’ostracisme ayant forcé le maître à quitter son poste pour enseigner à Tokyo. Accablé de remords, il se sacrifiera pour lui en lui donnant la somme que son ami riche lui avait libéralement octroyée.
Mais ce développement de l’intrigue n’est pas l’essentiel. Ce qui intéresse Sôseki, c’est de faire passer ses propres idées sur l’avenir du Japon en utilisant les divers personnages comme de simples faire-valoir. Miracle, dans ces conditions, que les discours successifs des uns et des autres et la présence non dissimulée d’un narrateur sentencieux échappent à l’artifice de leur présentation. Ce miracle se produit en effet, d’abord dans quelques séquences d’une drôlerie tout à fait savoureuse : le mariage chic et ridicule de l’étudiant riche et la gêne concomitante de son ami démuni, qui perçoit bien, dans sa détresse de déclassé, la stupidité bourgeoise de la cérémonie ; les rapports cocasses entre le professeur, qui se moque des contingences de la vie quotidienne, et sa malheureuse épouse, qui l’admire mais doit aussi faire bouillir la marmite (la misogynie hargneuse du narrateur éclate dans ces passages).
Pourtant, la force de la satire repose avant tout sur le discours. Les conversations ineptes des deux étudiants, qui n’ont aucun goût commun et pataugent chacun de son côté dans leurs obsessions (mondaines pour l’un, terre à terre et vitales pour l’autre), matérialisent l’opposition d’époque entre un Japon intellectuel et un Japon mercantile. Quant à la conférence finale du professeur, victime d’un préjugé défavorable, qui finit par retourner l’assistance en lui assénant une charge féroce contre la démence capitaliste qui s’est emparée d’un pays méprisant désormais sa propre culture, charge doublée d’un plaidoyer pro domo vibrant en faveur des études désintéressées, il s’agit d’un morceau de bravoure, qui pourrait être grotesque mais qui est sauvé par la ferveur et la véhémence d’une rhétorique inspirée.
La lucidité amère de Sôseki a gardé même aujourd’hui une vertu exemplaire. Connaisseur et admirateur éclairé de la littérature occidentale (dont il a pu observer, à Londres, qu’elle côtoyait sans trop d’états d’âme les plus criantes inégalités sociales), mais en même temps spécialiste de ce que la poésie japonaise possède de plus spécifique, le haïku, il était mieux armé qu’aucun des écrivains de son temps pour comprendre ce que l’ouverture sans frein aux cultures étrangères pouvait avoir à la fois d’exaltant et de corrosif en matière de civilisation autochtone. Lui-même inadapté à la vie courante, affecté d’une forme de manie de la persécution, il saisit avant tout le monde vers quels abîmes l’appât du gain et la volonté de puissance paranoïaque de ses contemporains allaient entraîner le Japon nouveau, à qui il ne faudrait que vingt ans après la mort de l’écrivain réfractaire pour se jeter sur la Chine et basculer dans le totalitarisme guerrier le plus « moderne » et le plus mortifère.
Maurice Mourier
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