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L'attitude correcte

Article publié dans le n°1111 (01 sept. 2014) de Quinzaines

Ce livre est le dernier d’une trilogie consacrée par Jacques Bouveresse aux problèmes de la croyance, de la foi et de la religion. Il porte sur l’un des auteurs que Wittgenstein admirait le plus, Gottfried Keller, et invite ainsi à lire ou à relire l’une des œuvres les plus profondes et les plus attachantes de la littérature.
Jacques Bouveresse
Le danseur et sa corde. Wittgenstein, Tolstoï, Nietzsche, Gottfried Keller et les difficultés de la foi
(Agone)
Ce livre est le dernier d’une trilogie consacrée par Jacques Bouveresse aux problèmes de la croyance, de la foi et de la religion. Il porte sur l’un des auteurs que Wittgenstein admirait le plus, Gottfried Keller, et invite ainsi à lire ou à relire l’une des œuvres les plus profondes et les plus attachantes de la littérature.

Der grüne Heinrich (1855) est un Bildungsroman dans la tradition du Wilhelm Meister de Goethe, qui relate l’histoire, assez largement autobiographique, d’un jeune Suisse qui va tenter sa chance à Munich et revient dans son pays, pour découvrir que sa mère est morte et qu’il n’a pas mené la vie qu’il aurait dû vivre (1). C’est le roman des désillusions, éclairé par la bonté intérieure du héros, ses angoisses religieuses et sa recherche d’une rédemption sans Dieu.

C’était, avec les Entretiens de Goethe et d’Eckermann et les Aphorismes de Lichtenberg, l’un des livres favoris de Nietzsche, qui vint un jour rencontrer Keller pour lui exprimer son admiration. Ce dernier raconta l’entretien à l’un de ses amis : « Je crois que ce gars est fou ». Nietzsche, dans les Considérations inactuelles, attaque David Strauss, auteur d’une Vie de Jésus anticipant celle de Renan, révoqué de son poste à Zurich avant d’avoir pu enseigner, et qu’appréciait beaucoup Keller, qui était aussi un grand lecteur de Feuerbach. Comme le montre Bouveresse, l’œuvre de Keller occupa dans la vie de Wittgenstein un rôle qui ne fut pas moins grand que celui de Tolstoï, dont on sait que l’auteur du Tractatus logico-philosophicus admirait certains récits comme Hadji Mourat, et surtout l’Abrégé de l’Évangile.

Dans la veine de son premier livre sur Wittgenstein, Wittgenstein : La rime et la raison (Minuit, 1973), et de ses ouvrages récents, Peut-on ne pas croire ? (Agone, 2009) et Que faire de la religion ? (Agone, 2011), Jacques Bouveresse analyse les conceptions de Wittgenstein sur la croyance, la foi et la religion et montre combien elles sont influencées par celles de Keller. Il nous les restitue au sein du contexte des discussions sur la religion chez les romantiques, Schopenhauer, Nietzsche, Hebbel, Mauthner, Kraus, parmi d’autres. Les livres de Bouveresse sont comme ces grosses voitures si solides de jadis, de marque suédoise ou américaine. Elles mettaient du temps à démarrer, mais une fois le moteur bien chauffé elles atteignaient leur plein régime. Ici, il est atteint dans les derniers chapitres, les plus denses. Peut-il y avoir de la foi dans un monde sans Dieu ?

Keller dans ses romans et ses contes (comme « Le rire perdu », où un couple doit se débarrasser de la religion pour retrouver sa bonne entente), tout comme Wittgenstein dans ses journaux et carnets, suggère que la question de la foi est distincte d’une part de celle de la religion entendue comme un ensemble de dogmes, de rites, et de pratiques, et d’autre part de celle de la croyance, qui demande des justifications ou des preuves. « Le mot “croire” a causé des malheurs effroyablement grands dans la religion. »

En ce sens, Wittgenstein est tout sauf un sceptique, contrairement à Russell, dont il trouvait l’athéisme digne d’un parfait philistin. La foi a cependant quelque chose de commun avec le rite et la croyance : elle se révèle et s’éprouve dans les actions. L’une des remarques de Wittgenstein donne la clef de sa position : « La manière dont tu utilises le mot “Dieu” ne montre pas qui tu veux dire, mais ce que tu veux dire ». Dieu n’est pas, comme pour le philosophe ou le théologien, un certain être qui se tient dans une certaine relation au monde, mais il est l’expression, dans nos actes et dans notre vie, d’une certaine sorte d’attitude vis-à-vis du monde, de nous-mêmes et de nos semblables. Comment la définir, si ce n’est en disant qu’elle n’est ni une attitude de crainte et de tremblement à l’idée que nous n’obtiendrions pas la rédemption, ni une somme d’actions conformes à tel ou tel ensemble de commandements ? C’est, nous disent Keller et Wittgenstein, l’attitude « correcte » ou « décente », « anständig ».

À la différence de la croyance, l’attitude correcte n’est pas une attitude intellectuelle, mais une certaine forme de sentiment ou d’émotion juste. Le fait que ce soit une attitude psychologique fait entrevoir une conception de la foi religieuse comparable à celle de Hume (dont bien entendu à la fois Feuerbach et Nietzsche s’inspireront), que l’on a souvent caractérisée comme expressiviste : nous projetons, à partir de nos états psychologiques, une réalité qui n’a d’existence que fictive.

Mais la comparaison s’arrête là, car ni Wittgenstein ni Keller n’entendent dire que la religion nous ouvre à un monde fictif. Ils n’ont pas comme les philosophes l’ambition d’expliquer la religion. L’attitude correcte est une attitude face à quelque chose de réel, qui s’adapte à une réalité qui n’est pas entièrement, pour ainsi dire, de notre cru. Alors à quoi ? Au monde, à la vie, au sens d’une sorte de panthéisme, puisque leur Dieu n’est pas personnel ? Mais alors pourquoi Wittgenstein et Keller sont-ils, tout comme Tolstoï, si attachés au christianisme, à des notions comme celles d’une volonté – même absente – de Dieu, et à l’idée que nous pourrions être punis pour une faute que nous n’avons pas commise ?

On peut aussi penser à la conception de l’expérience religieuse de William James, que Bouveresse a confrontée à celle de Wittgenstein dans ses autres livres. Le problème est que la religion du cœur selon James n’a pas vraiment de contenu, elle est comme une expérience sans idée de ce dont elle est l’expérience. Il est difficile de séparer le contenu de la foi de celui de l’expérience morale, même s’il ne réside dans aucun type de précepte. L’éthique se vit. Cela semble priver de toute pertinence toute considération méta-éthique sur le sens et la nature des valeurs. Et pourtant il y a une conception de la nature des valeurs éthiques qui a, à mon sens, d’importantes similitudes avec celle de Wittgenstein et de Keller : c’est celle de Franz Brentano.

Selon cette conception, le contenu des propositions éthiques n’est pas donné par des valeurs réelles ayant une réalité autonome par rapport à nos jugements éthiques. Mais ces jugements sont objectifs en vertu du fait qu’ils sont corrects. Une chose est bonne si elle correspond à l’attitude correcte et au type de raisons approprié. Les raisons en question n’en sont pas pour autant subjectives : elles sont des raisons parce qu’elles s’adaptent à la réalité (2). Par exemple, dans « L’épigramme » (3), la jeune fille que cherche le héros doit accepter un baiser en souriant (car celui-ci fait plaisir) et en rougissant (par pudeur) : si elle vient à cette combinaison de sentiments justes, elle a l’attitude « anständig ». Est-ce trop intellectualiser les conceptions de Wittgenstein que de lui prêter une conception des valeurs morales du même genre ?

  1. Voir l’article de Georges-Arthur Goldschmidt, « Réédition d’un chef-d’œuvre », QL n° 359.
  2. Franz Brentano, L’Origine de la connaissance morale (1889), tr. fr. Gallimard, 2003. Voir Kevin Mulligan, Wittgenstein et la philosophie austro-allemande, Vrin, 2012.
  3. Voir Hubert Juin, « Les ambiguïtés de Gottfried Keller », QL n° 202.
Pascal Engel