Oui, le bonheur est une idée presque neuve chez l’auteur de La Petite Bijou ou d’Un pedigree. Presque puisque les héros d’Une jeunesse, s’affranchissant des liens qui les entravaient, des fréquentations douteuses et des petits trafics auxquels ils étaient contraints pour survivre vivaient enfin en paix en atteignant l’âge adulte. Jean Bosmans et Margaret Le Coz attendront longtemps avant de se retrouver pour vivre enfin l’amour qui les unit. Quarante ans s’écoulent entre le moment de leur première rencontre, dans Paris, et leurs retrouvailles à Berlin. Le titre du roman prend alors tout son sens, l’horizon se dégage, tout devient imaginable.
Curieux roman que L’Horizon. D’abord parce qu’il parle d’un bonheur tardif, un peu comme le fait dans ses romans Christian Gailly, auteur de la même génération que Modiano. Curieux aussi parce que plus que jamais, le romancier brouille les repères temporels. Certes, on reconnaît les années soixante et nos années deux mille. Une machine à écrire, un clavier d’ordinateur ou une connexion internet révèlent que le temps passe et qu’on cherche des traces ailleurs que dans un annuaire, l’atmosphère d’un bureau est rendue à travers la description des employés qui remplissent les menues tâches chez Richelieu Intérim, une société installée sur les grands boulevards, quartier voué aux services, avant que La Défense ou les banlieues ouest de Paris ne jouent ce rôle. Les cafés, les intérieurs bourgeois et les chambres de bonne, les numéros de téléphone formés à partir de trois lettres, tout rappelle la ville qu’on lit chez Modiano.
Et pourtant, une sorte de brume entoure tout cela et on n’est jamais sûr d’être dans le présent ou ce passé. Peut-être baigne-t-on dans ce « présent éternel » évoqué au début du roman, fait de courtes séquences en suspens que Jean essaie de se rappeler en notant dans ses carnets des détails sur les gens, des numéros d’immeubles ou noms de rues, des noms ou prénoms qui sont « comme des aimants ». Les mots sont également comme des points de repère : une « donneuse », la « sous-traitance », « couper les ponts », « ne pas faire de vagues ». Jean entend ces mots et expressions figées comme un enfant le fait quand il ne comprend pas ; ils ont une aura, ils disent la magie du monde ou son mystère.
Le flou persiste, cependant. Ne serait-ce que parce qu’à l’instar de la plupart des héros modianesques, Jean et Margaret n’ont pas d’ancrage : pas de parents pour veiller sur eux ou chez qui se rendre, pas de passé identifiable même si on sait que Margaret, au patronyme très breton, est née à Berlin, pas d’origine ou d’identité affirmée. Jean éprouve « l’impression désagréable de marcher souvent sur du sable mouvant ». Chacun à son tour évoque les trains de nuit : « de sorte que cette période de nos vies est discontinue, chaotique, hachée d’une quantité de séquences très courtes sans le moindre lien entre elles ». Quant à Margaret, elle avance par bonds, par ruptures. À chaque fois, elle arrive dans une nouvelle gare, personne ne l’attend et une sensation d’allégresse la prend : l’horizon semble se dégager. Mais c’est une illusion.
Ce que les héros pensent, on l’apprend par le discours indirect, le monologue intérieur. Beaucoup de leurs phrases commencent par un « oui », ou par un « non », comme s’ils étaient pris au milieu d’un raisonnement. Reste l’essentiel, ce qu’ils ressentent. Ils ont peur, ils craignent l’asphyxie. L’écriture serrée de Jean, dans les carnets qu’il tient et donne à dactylographier traduit cette angoisse permanente, ce sentiment d’être sur le « qui-vive ». Sentiment lié à la crainte de croiser ou de revoir des êtres dont on sait peu de choses sinon qu’ils ont quelque chose de maléfique. Margaret évite de rencontrer un certain Boyaval, « silhouette noire lui cachant l’horizon ». Jean, lui, ne veut plus voir sa mère une femme aux cheveux rouges qu’accompagne « le faux torero » ou « le défroqué ». À chacune de leurs rencontres, elle lui réclame un billet qu’elle lui arrache des mains. Ce spectre qui revient dans ses cauchemars ou ses sombres rêveries ressemble furieusement à cette mère évoquée dans Un pedigree, mère hélas réelle, qui lui prenait le moindre sou quand il en gagnait, ou mettait au mont-de-piété le stylo plume en or qu’il avait remporté grâce à un prix littéraire. Les mêmes figures angoissantes reviennent et hantent les pages de Modiano. C’est ici cette harpie qui crochète Jean, c’est ailleurs un homme qui attend sous un lampadaire, c’était, dans les premiers romans, ces crapules qui harcelaient le père ou angoissaient le fils.
Jean comme Margaret a besoin de se tenir à l’écart. Le pensionnat et la caserne lui ont donné une idée précise de ce qu’est la vie en collectivité. Tous deux étouffent avant de se rencontrer sur les marches d’un escalier. Ils sont pris dans ces masses silencieuses qui remplissent les wagons et couloirs du métro, qui peuplent les boulevards ; ils souffrent de vertige, cherchent une issue, un horizon. La ville est à la fois le lieu des dangers et celui de la fuite. On se réfugie dans les « plis secrets des quartiers », Auteuil est un « quartier lointain », la rue de la Tombe-Issoire une « périphérie ». On se promène avenue Trudaine, « enclave » ou « clairière » et l’avenue de l’Observatoire où résident les Ferne, famille bourgeoise qui emploie Margaret, est un lieu « paisible et rassurant. »
Autour de Jean et Margaret, les présences sont menaçantes, ou simplement pesantes. Celle de Mérovée et des garçons du bureau par exemple, la « Joyeuse bande » comme elle se nomme, presque par antiphrase. Mais ce trio pénible n’est pas la seule menace. Margaret travaille à Lausanne pour un certain Bagherian alias « Coup bref », pas un « enfant de chœur », entouré de « gouvernantes » qui s’occupent autant de lui que de ses enfants. Sous des dehors amicaux, il exploite la jeune femme, abuse d’elle. Et le couple formé par le docteur Poutrel et Yvonne Gaucher n’est pas plus rassurant. Poutrel a animé, rue Bleue, un groupe aux pratiques plus que douteuses, entre ésotérisme et jeux pour adultes. Margaret garde leur « Petit Peter », enfant étrange qui n’est pas sans parenté avec la Petite Bijou du roman éponyme. Rien n’est bien stable, sinon le sentiment qui court à travers le roman, cet amour qui unit Jean à Margaret.
De cet amour, on ne sait quasiment rien, sinon que pour le héros masculin, une première rencontre est comme une « blessure légère ». L’arcade sourcilière de Margaret touchée lors de la bousculade dans l’escalier est sans doute le sens propre de cette comparaison. Elle les unit et ils marchent ensemble, laissent passer les métros, se cherchent dans la foule, se perdent un temps avant que les rues à angles droits de Berlin ne les ramènent l’un à l’autre. Si Paris est la ville des fuites, des fugues, la capitale allemande est celle des retrouvailles, du lilas qui a pu fleurir parmi les ruines, de l’espace enfin dégagé des fantômes encombrants et effrayants. Et de même qu’il existe des plis secrets dans les quartiers ou que Lausanne peut prendre des allures de Côte d’Azur, les saisons offrent des espaces qui allègent l’existence, permettent de « franchir les frontières invisibles du temps » : « Sans doute le printemps de l’hiver, comme il appelait les beaux jours de janvier et de février. Ou l’été du printemps, quand il faisait déjà très chaud en avril. Ou tout simplement l’été indien, en automne – toutes ces saisons qui se mêlent les unes aux autres et vous donnent l’impression que le temps s’est arrêté. » C’est le moment que guette Jean, ce moment qui le ramènera à celle qu’il n’a jamais cessé d’aimer. La poésie l’a emporté.
L’Université, longtemps rétive aux contemporains, les étudie désormais et on pourra lire, parmi de nombreux ouvrages rassemblant les actes de colloque, celui que propose les éditions Hermann : Modiano ou les Intermittences de la mémoire (52 €) publié sous la direction d’Anne-Yvonne Julien. Les 500 pages de ce livre contiennent des communications de Bruno Blanckeman, Dominique Viart ou Jacques Lecarme, parmi les premiers universitaires français à avoir traité de l’œuvre de Modiano, mais aussi de spécialistes anglo-saxons. La question de la mémoire y est déclinée dans son rapport avec l’Histoire comme avec la photographie, mais aussi comme tissage ou traces : le principe même de l’écriture modianienne, ou modianesque.
« Depuis quelque temps Bosmans pensait à certains épisodes de sa jeunesse, des épisodes sans suite, coupés net, des visages sans noms, des rencontres fugitives. Tout cela appartenait à un passé lointain, mais comme ces courtes séquences n’étaient pas liées au reste de sa vie, elles demeuraient en suspens, dans un présent éternel. Il ne cesserait de se poser des questions là-dessus, et il n’aurait jamais de réponses. Ces bribes seraient toujours pour lui énigmatiques. Il avait commencé à en dresser une liste, en essayant quand même de retrouver des points de repère : une date, un lieu précis, un nom dont l’orthographe lui échappait. Il avait acheté un carnet de moleskine noire qu’il portait dans la poche intérieure de sa veste, ce qui lui permettait d’écrire des notes à n’importe quel moment de la journée, chaque fois que l’un de ses souvenirs à éclipses lui traversait l’esprit. Il avait le sentiment de se livrer à un jeu de patience. Mais à mesure qu’il remontait le cours du temps, il éprouvait parfois un regret : pourquoi avait-il suivi ce chemin plutôt qu’un autre ? Pourquoi avait-il laissé tel visage ou telle silhouette, coiffée d’une curieuse toque en fourrure et qui tenait en laisse un petit chien, se perdre dans l’inconnu ? Un vertige le prenait à la pensée de ce qui aurait pu être et qui n’avait pas été. »
Patrick Modiano, L’Horizon, © Gallimard, p. 11.
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)