Il en propose une philosophie qui, bien qu’elle parcoure un territoire qui n’est pas totalement inconnu, se trouve profondément renouvelée par le mixte d’ontologie, de logique et d’épistémologie qu’il nous présente, et par une démarche comparative entre Orient et Occident, avec un brio et une érudition époustouflants. Le moins qu’on puisse attendre du philosophe analytique est qu’il dissipe les confusions conceptuelles qui abondent. Il commence par distinguer le vide, qui désigne soit une entité physique sur laquelle on dispute de Leucippe à Galilée à Pascal et à la cosmologie contemporaine, soit une absence (comme quand un verre est vidé), de la vacuité, qui est une notion métaphysique, désignant l’absence radicale de toute chose. Il distingue ensuite le vide de la négation et du néant : un vide est négation, mais il n’est pas un néant, ni non plus le rien. Il y a des petits riens, des brimborions, mais qui sont quelque chose puisqu’ils ont leur dieu. Y a-t-il un Grand Rien ? Il y a plusieurs notions de négation, et le problème est de savoir si la négation est relative ou absolue, et laquelle est la plus fondamentale. On saura gré à Nef de nous épargner l’éternelle table du rien dans la Critique de la raison pure, et de distinguer, en logicien, toutes ces notions. De là il passe aux figures du vide en mathématiques (du zéro à l’ensemble vide), et surtout en physique. L’histoire du vide, des atomistes qui l’affirment à Aristote et aux médiévaux qui le nient, est assez connue, mais les réflexions sur l’énergie du vide en physique contemporaine le sont moins. Nef nous introduit aux arcanes de l’« effet Casimir » : dans le vide, il y a même de l’énergie et des interactions entre particules élémentaires, ce qui a des conséquences pour la physique quantique. Bref, le vide, ce n’est pas rien.
La seconde partie du livre traite de l’ontologie et de la logique du vide, et à tout seigneur tout honneur, consacre un chapitre à Heidegger, dont la pensée est grosse des confusions qu’on fait sur le sens du néant. Tout d’abord, et bien qu’il prenne un point de vue ontologique, il n’est pas sûr qu’Heidegger ne confonde pas, comme le font les romantiques, non seulement le vide et le néant, mais aussi le néant et le rien et le néant et l’expérience du néant, notamment dans sa fa(u)meuse thèse selon laquelle le néant « précède » la négation. Mieux vaut voir les choses ainsi : le nihilisme est la thèse selon laquelle rien n’existe (contre l’absolutisme, qui dit que tout existe) ; Heidegger s’élève contre la compréhension de cette thèse en termes d’objets ou de choses : le néant n’est ni quelque chose ni pas quelque chose. Mais il est nihiliste au sens où il confond la réalité avec le néant. Pour sortir de cette impasse, il faut introduire la notion d’essence. La doctrine intéressante, manquée par Heidegger, est celle de la vacuité, qui dit que les choses n’ont pas d’essence, et ne sont pas identiques à elles-mêmes, et qu’elles n’ont pas de fondement.
Cette « voie du milieu » est celle qu’on trouve dans la logique bouddhiste du Madhyamaka, dont Nef, dans un chapitre éclairant, décrit les principes. C’est la doctrine du ni… ni… ou catuskoti : A est et n’est pas, donc A n’est ni n’est pas. Ce schème rappelle celui de la suspension du jugement chez les pyrrhoniens. Ce n’est pas un « il n’y a rien », mais c’est plutôt le constat de l’impossibilité à dire qu’il y a rien ou qu’il y a quelque chose. Le livre suit patiemment la voie étroite d’une logique du ni… ni… dans les textes du philosophe indien Nagarjuna et de son lointain successeur australien Graham Priest, qui pratique la logique « paraconsistante » dans laquelle on peut affirmer que certaines contradictions sont vraies. Il esquisse in fine une véritable ontologie du vide, qu’il distingue des entités telles que les dispositions ou pouvoirs, des accidents, des particuliers abstraits ou « tropes » et des purs possibles, mais qui a des propriétés de toutes.
A-t-on affaire à une ontologie, ou plutôt à une méta-ontologie, portant sur les limites de la pensée et de l’ontologie même ? La position obtenue est-elle réaliste (au risque de réifier le vide) ou antiréaliste (au risque de réduire la vacuité à une expérience mystique ou à un scepticisme) ? Comment distinguer cette méta-ontologie des théologies négatives contemporaines ? Nef semble pencher plutôt pour une forme de quiétisme. Ou bien veut-il proposer une mystique athée ? Mais alors, comment faire cette ontologie positive du vide qu’il a pourtant esquissée et qui fait toute l’originalité de son travail ? Comment peut-il se tenir à mi-chemin entre scepticisme et mysticisme, entre absolutisme et nihilisme ? Pour l’aristotélicien et le réaliste que je suis, qui pense que les lois de la logique et le principe de contradiction sont des rocs, tout cela est un peu fort de café, ou plutôt de thé. Et pour rester en Inde, cette fois avec Somerset Maugham, toute la finesse et la réussite de ce livre étonnant et profond tiennent à cette manière de rester ironiquement sur le fil du rasoir.
Pascal Engel
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