Il est difficile de lire Leiris sans se sentir happé, « engagé ». Qu’on lise L’Âge d’homme à vingt ans ou beaucoup plus tard, on est pris à la gorge. Georges Bataille l’écrit de façon claire, définitive : « Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ? » On en dirait d’ailleurs autant de lui, Bataille.
La première page de L’Âge d’homme, déjà, frappe par sa densité ; et cet autoportrait surprend qui met en relief les défauts physiques, manies et autres signes astrologiques à interpréter. On continue et l’on tombe sur ce que Leiris écrit de sa sexualité. Il énumère les figures de Judith, l’une des représentations de la féminité qui l’obsèdent, et ce depuis l’écriture, en 1930, de Lucrèce, Judith et Holopherne, texte brut, sans afféterie, sans prétention littéraire ou poétique. Ce texte jusque-là inédit est repris dans L’Âge d’homme, comme mis en perspective. Parmi les incarnations de Judith, donc, telle grue, telle fille soumise, telle autre « avec laquelle je me saoulai pendant quatre jours », mais aussi : « celles enfin qui ne font rien, à qui je n’ose même pas parler lorsque je les rencontre, mais qui me fauchent la gorge avec leurs seuls yeux de Méduse ».
Personne, depuis, n’a rien dit de plus au sujet de l’homme moyen, voire médiocre, face aux femmes, face à soi, à ceci près que Leiris ne veut que se représenter lui-même, n’a pas de visée sociologique. Il est cet homme qui s’expose, qui dévoile, qui dit son malaise. Toujours dans ces pages qui ouvrent L’Âge d’homme : « j’éprouve de plus en plus nettement la sensation de me débattre dans un piège et – sans aucune exagération littéraire – il me semble que je suis rongé ».
Pour qui lira Leiris pour la première fois, il faut dire quelques mots d’une époque. L’écrivain ressemble à ces enfants de familles bourgeoises que l’on trouve dans les romans du XXe siècle. On songe à Radiguet ou à Cocteau, à Colette, voire à Drieu la Rochelle ou à Aragon. Il n’aime guère son père : « L’hostilité que j’ai contre le mien vient surtout de son aspect physique inélégant, de sa vulgarité bonasse, et de l’absence totale de goût qu’il avait en matière artistique. » Leiris est tiré à quatre épingles et l’art l’intéresse au plus haut point. Il grandit pendant la Première Guerre mondiale, ce n’est pas anodin, même s’il dit s’être beaucoup amusé. Raymond Roussel, à qui il restera fidèle tout au long de sa vie, qui inspirera sans doute ses textes poétiques fondés sur les jeux de langage, est un ami de la famille.
Leiris côtoie les surréalistes plus qu’il n’est des leurs. Il finit bien une soirée dans un commissariat pour avoir conspué les tenants de la guerre du Rif, mais assez vite, en février 1929, il rompt avec Breton. L’essentiel est ailleurs. D’abord dans son amitié pour Masson, dont il fréquente l’atelier du 45 rue Blomet. Mais aussi dans celle qu’il entretient avec Jouhandeau. On est au seuil des années trente et Leiris se cherche encore. La vie littéraire et parisienne l’ennuie. Il part avec Marcel Griaule pour la mission ethnographique Dakar-Djibouti et voyage entre mai 1931 et février 1933. « Avoir un travail précis, écrit-il dans son journal, ne plus vivre sur une idée mystique d’inspiration ou – si l’on garde cette idée – la garder souterraine et jalousement cachée. » L’Afrique fantôme et L’Âge d’homme concluent une époque, une traversée, que Denis Hollier, dans sa préface, qualifie de « débâcle ». Leiris ne s’est jamais senti à l’aise face à « l’abominable intellectualité surréaliste ».
Dans l’édition chronologique de la Pléiade, ce carnet, qui mêle notes personnelles, observations sur le terrain et impressions liées au voyage, précède L’Âge d’homme, qui paraîtra en 1939. Entre-temps, il a écrit Miroir de la tauromachie. De ce qu’on croit être un sport, il dit que c’est un art tragique, ayant partie liée avec l’érotisme et le sacré. Il a sans doute besoin de ce texte pour enfin publier L’Âge d’homme, avec ce texte clé : « De la littérature considérée comme une tauromachie », qui éclaire d’un jour neuf les enjeux de l’écriture de soi.
Les notes très concrètes, matérielles, de L’Afrique fantôme se succèdent, écrites au jour le jour, évoquant souvent l’état physique du voyageur, les données climatiques, comme en cette page de mai 1932 : « Corps moite. Courant d’air soyeux. Maniant des feuilles de papier, l’air dans mes poils me fait par instants croire que j’ai les mains empêtrées dans des toiles d’araignées. » Pourquoi pense-t-on au Michaux d’Ecuador ? Les araignées sans doute. Mais l’Afrique n’est pas l’Amérique du Sud et, bien que contemporains, Michaux et Leiris ne se croisent pas. C’est le voyage qui suscite l’analogie. Dans une note de juillet 1932, il aborde ce thème et conclut : « Je suis bien obligé de constater, quant à moi, que j’attends encore la révélation… L’histoire de voyage qui me frappe est celle de l’homme qui s’en va de chez lui et, quand il revient, il ne reconnaît personne, ayant plus de 100 ans. »
Le temps qui fuit est celui qu’on passe sans bouger. Dans ses notes préparatoires pour « L’œil de l’ethnographe », Leiris écrit : « Dans le voyage il semblerait que, se livrant à l’espace et s’y jetant à corps perdu, on échappe par là même à la marche du temps, qu’on la remonte en quelque sorte à mesure qu’elle progresse, et qu’on parvient ainsi à annuler tous ses ravages, si terribles quand on reste immobiles et voués à leurs mâchoires, ainsi qu’un minéral friable rongé par l’érosion. » Écrire chaque jour, écrire sans le souci premier du « littéraire » ou du « poétique », est sans doute le seul ou le meilleur moyen d’y accéder. C’est aussi de cette façon qu’on peut le lire, au hasard des pages, sûr d’atteindre à une certaine densité, et de frôler de près la corne du taureau.
Norbert Czarny
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)