Le chant profond de Pablo Neruda

Article publié dans le n°1257 (18 janv. 2024) de Quinzaines

Il fut à la fois diplomate et poète. Grand défenseur des opprimés, il reçut le Prix mondial de la paix en 1950 avant d’être couronné par le Prix Nobel de littérature en 1971. Il est difficile d’imaginer une vie plus riche que celle de Pablo Neruda (1904-1973) et une œuvre qui assume à ce point toutes les dimensions de l’existence, de l’émotion amoureuse personnelle à la conscience politique de l’aventure collective. Poète de l’ici et de l’ailleurs, chantre d’un monde total ressaisi dans les modulations de la voix poétique, il aura été l’une des grandes consciences du XXe siècle, dont on peut réentendre le chant profond dans les Œuvres choisies que viennent de publier les éditions Gallimard.
Pablo Neruda
Résider sur la terre: Œuvres choisies
Il fut à la fois diplomate et poète. Grand défenseur des opprimés, il reçut le Prix mondial de la paix en 1950 avant d’être couronné par le Prix Nobel de littérature en 1971. Il est difficile d’imaginer une vie plus riche que celle de Pablo Neruda (1904-1973) et une œuvre qui assume à ce point toutes les dimensions de l’existence, de l’émotion amoureuse personnelle à la conscience politique de l’aventure collective. Poète de l’ici et de l’ailleurs, chantre d’un monde total ressaisi dans les modulations de la voix poétique, il aura été l’une des grandes consciences du XXe siècle, dont on peut réentendre le chant profond dans les Œuvres choisies que viennent de publier les éditions Gallimard.

Parue cinquante ans après le coup d’État au Chili (11 septembre 1973) et cinquante ans après la mort de Pablo Neruda (le 23 septembre de la même année), cette volumineuse édition rend un bel hommage à l’œuvre féconde et généreuse du grand poète chilien. Ses publications majeures s’y trouvent regroupées, notamment les Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée, Résidence sur la terre, le Chant général, les Odes élémentaires, Les Pierres du ciel... Figurent même dans ce volume les œuvres réalisées en collaboration, entre autres avec Federico García Lorca.

Le nom de Pablo Neruda est aujourd’hui indissociable de la figure du grand témoin exigeant qu’il représenta face à toutes les formes de l’oppression et de l’injustice : au cours de la guerre d’Espagne, puis dans des rapports critiques avec le communisme et dans la révolte contre l’influence des États-Unis en Amérique latine. Archétype de l’écrivain naturellement « engagé », il associait dans un même élan d’écriture les mouvements de l’émotion personnelle et les échos de l’histoire contemporaine. Neruda se définissait comme celui qui « arrive en chantant / une épée à la main parmi les démunis ». La guerre d’Espagne lui arracha des cris qui rappellent les eaux-fortes de Goya : « Chacals que le chacal bannirait, / pierres que le chardon sec mordrait en les recrachant, / vipères que les vipères haïraient / Face à vous j’ai vu le sang / de l’Espagne se lever. » Derrière cette figure de l’homme public, dont la proximité avec Salvador Allende fit un symbole, se profile aussi un artiste véritable, chez qui se réalise comme sans effort apparent le lien entre une modernité contemporaine et la permanence ancestrale du chant poétique. L’audace d’écriture n’est pas chez Neruda une recherche provocatrice ; accordée à la conscience moderne de l’existence, elle opère plutôt des creusements plus profonds dans la matière ancestrale de la création littéraire. 

Dans un des derniers recueils, Une maison sur le sable, Neruda affirme, en une sorte de testament poétique : « Tout / n’a été peut-être qu’un long jour bleu couleur de miel [...] qu’un amour insaisissable qui demeurera, / oscillant entre l’écume de la mer et les racines. » Le poète peutde même se décrire « entraîné par la respiration de [s]es racines / immobile navire de ces lieues bleutées ». C’est dire la puissance de déploiement de cette poésie, entre le socle et l’écume, le mouvement et l’immobilité. D’un pôle à l’autre se dessinent les évolutions majeures de l’inspiration de Neruda. D’abord puisée dans un onirisme tellurique, organique, qu’on pourrait dire panthéiste, elle s’oriente dans les Odes élémentaires vers une incantation de la vie quotidienne, avant que les derniers recueils ne se confrontent à l’inquiétude de la mort. À travers ces différentes variations, l’inspiration du poète est toujours profondément nourrie par une « puissante sensorialité », comme le dit avec justesse Stéphanie Decante dans la préface. Cette ouverture aux vibrations multiples de la vie permet à cette œuvre de se constituer comme une « Résidence sur la terre » : une façon d’habiter le monde dans le tissu sensible que déploie le langage, accueillant les échos multiples qui se croisent dans une conscience toujours en éveil. Loin du lyrisme volontiers inquiet de lui-même et fragmenté que fait souvent entendre la poésie actuelle, les textes de Neruda présentent une profonde cohérence, adossée à un arrière-plan d’inconscient qui donne leur « force somnambulique » (Stéphanie Decante) aux images du poète. Elles puisent tout autant dans un symbolisme « élémentaire », matériel, qui agrège les textes les uns aux autres, et font dire au poète : « Lorsque j’essaie de me rappeler, mes poèmes se superposent, ils se confondent, comme lorsque l’humidité colle les pages d’un livre. » 

L’unité tient aussi à une manière pour le « je » poétique de se faire, même à travers ses confidences les plus singulières, écho de l’universel : la voix solitaire devient chœur, faisceau de voix accordées. Dans Résidence sur la terre, I, le poème « Unité » le dit avec force : lorsque le poète médite, c’est « isolé dans l’immensité des saisons, / central, entouré d’une géographie silencieuse ». Le monde fait cercle autour de la conscience, à qui elle offre un réseau de correspondances multiples : « C’est évident : les pierres ont touché le temps : / dans cette fine matière il y a cette odeur d’âge, / et cette eau apportée par la mer, faite de sel et de songes. » Écrire permet de rendre visible et sensible cette circulation incessante de toutes matières et sentiments. L’expérience amoureuse en intensifie le mouvement. L’amour, avec ses extases et ses inquiétudes, en exacerbe le principe : « [L]a lumière fait son lit sous tes grandes paupières / dorées comme les bœufs, et la colombe ronde / en toi souvent fait ses nids blancs. » 

La conscience créatrice de Neruda est manifestement placée sous le signe de ce que Gilbert Durand a appelé, dans Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, l’« imagination nocturne », celle qui recompose le réel comme un grand tout dont les limites s’effacent : « Nuit / plus douce que la nuit, / matrice, sel sanglant, courbe mère de l’eau, planète parcourue par l’écume et la moelle. » Cette conscience organique de la profonde unité du réel ne conduit cependant la poésie de Neruda à aucune fixité incantatoire. Car la vie est mouvement, flux incessant, déplacement toujours recommencé, tel le sang qui court dans les veines : « [D]ans la maison de la poésie ne demeure que ce qui fut écrit avec du sang pour être écouté par le sang. » L’évocation du cargo, dans Résidence sur la terre, I, le suggère puissamment : « Soutes intérieures, tunnels crépusculaires / que le jour intermittent des ports inspecte / [...] Soudain on entend filer / les eaux extérieures, trotter comme un cheval opaque / dans un bruit de pieds de cheval sur l’eau / rapides, et plonger de nouveau dans les eaux. » La mer est d’ailleurs dans cette œuvre un profond archétype, avec sa connotation maternelle et sa valeur réunificatrice associée au mouvement vital : « Étoile de houle, eau matrice, / mère matière, moelle invincible, / tremblante église érigée dans la boue : / la vie en toi palpa la vie des pierres. » Rien d’étonnant donc à ce que le poète consacre, dans le Chant général, des poèmes très inspirés aux « ports », aux « navires », à « l’homme sur le navire », associés dans un même sentiment océanique porté par la scansion poétique. 

Son intuition universalisante n'empêche pas Neruda, dans les Odes élémentaires, de chanter les réalités les plus simples, tels « l’oignon », « la fleur », « la tomate » ou les « oiseaux du Chili », que le poète célèbre avec une fraîcheur pleine d’humour : « [V]ous êtes le frémissement d’un vol dans l’été, / de l’eau à midi, [...] petits aviateurs poudreux [...] scaphandriers dans l’épaisseur de la luzerne. »

Daniel Bergez