« Le berceau du monde » est le texte phare de ce recueil de quatorze nouvelles portant haut les couleurs de l’autobiographie. Au terme de son odyssée concentrationnaire, après Dachau, puis Natzweiler-Struthof, Dachau de nouveau, puis Dora, Harzungen, et enfin Bergen-Belsen, Boris Pahor apprend la nouvelle dans un salon de coiffure à Lille le 1er mai 1945 : « Trieste libérée par l’armée yougoslave ». « Lentement, tel un port qui sort de la pénombre, la ville lointaine se réveille à ma conscience. Au pays de la mort, on n’en avait pas le droit. »
Alors que Lille ouvrière sort de son sommeil, l’image narcissique de la cité des vents s’impose : « Il faudrait avoir devant la fenêtre l’image du golfe bleu pour lui montrer les collines qui s’approchent de la mer comme si elles se méfiaient du mystère de son étendue. Les côtes en pente douce. Ou la côte si escarpée que les rochers karstiques coupent la mer verte comme des lames blanches, des dents blanches. Et il faudrait lui montrer les pierres karstiques brûlantes, les pins noirs, les vignobles en terrasses, et les dolines en forme de tasses dans lesquelles le soleil glisse ses gouttes ardentes pour faire mûrir le maïs dans le fond et froisser ses feuilles comme les feuilles séchées de la vieille histoire slovène. Et au milieu de ce scénario, on devrait passer le film retraçant le génocide du peuple slovène. » En peu de mots, tout est dit.
Printemps difficile (Phébus, 1995) raconte la suite. L’euphorie retombe vite. Le revenant n’a même plus, comme au camp, le soutien de l’espoir. Le monde qu’il appelait de ses vœux est là, et ce monde le déçoit. Boris Pahor : un étranger tant au monde de la mort qu’au monde des hommes, la nature pour seul refuge. Le retour, Trieste, attendra. Écrire d’abord. Oui, il faut écrire après Auschwitz, « essayer dire » l’indicible pour témoigner et ne pas sombrer dans la folie : « [U]ne conscience qui voudrait ne pas flancher devant l’indicible se voit constamment ramenée à un essai de compréhension si elle ne veut pas subjectivement sombrer dans la folie qui règne objectivement » (Adorno, Minima Moralia). Aimer aussi, avant que sonne l’heure du retour pour le nomade, l’Ulysse triestin.
Ce sera « [c]e drôle de retour » qui voit le narrateur, telle « une île dans la nuit », inopinément arrêté en pleine rue. La police voit en lui non pas un déporté, mais un chômeur soupçonné de vol. À l’interrogatoire se superpose un dialogue subtil entre le narrateur et l’enfant en lui : un gamin « rempli de pitié pour la douleur humaine », y compris celle du policier en mal de coupables et souffrant d’un furoncle. Au seuil du poste, au cœur de la nuit, commence l’heureuse retrouvaille avec la ville : « [L]es rues m’avaient attendu pendant tout la guerre et elles avaient eu la chance de me voir. » Et c’est l’enfant retrouvé qui renoue avec sa ville : « [J]e ne défendis absolument rien au gamin en moi, je le laissai, loin des magasins et loin des serrures, marcher gaiement au milieu de la rue, entre les rails du tramway, comme s’il avait été le maître de la ville. »
« L’alphabet muet de la nuit » explore le phrasé de Trieste au sortir d’un cinéma. S’approprier Le Quai des brumes (1938), sauver à son tour Michèle Morgan et « lui offrir cette jetée solitaire sous les étoiles argentées et cet amphithéâtre de mer dormante ». Comment imaginer que cette terre ne la touche point, tout comme cette symphonie marine que le narrateur compose au fil de sa flânerie nocturne ? On devine la rencontre d’une fille sur le quai et la réalisation de désirs secrets. Une surprise ? À peine. Passer aussi rapidement « de ses rêves élevés à une fille de rien », une trahison ? Peut-être. Seul, il poursuit sa mise en partition de l’espace urbain. D’abord l’hôtel de ville, puis la jetée s’étirant loin dans la mer, enfin le port, les pêcheurs déchargeant au matin les caisses de poissons, et surtout l’arrière-pays : la lumière des collines, le Karst encore endormi. Le texte-film fait danser la ville. « Ici, tu as ta symphonie, et Michèle et les étoiles et le silence de la mer et le chant de la mer. » Comprendre la ville, c’est l’entendre. « Ah, Michèle chérie, symphonie triestine. »
« Sur les rochers » dévoile le sens éminemment érotique des buissons de sumac rouge sang et conte avec délicatesse l’histoire d’une autre frontière relevant d’une blessure intime subie à l’âge de six ans. On devine à mots couverts que les agresseurs n’étaient « pas des garçons de chez nous ». L’intimité de la rencontre – elle et lui, tous deux et la nature – ouvre l’accès à la mémoire du corps. Et la jeune fille de trouver le jour de ses dix-sept ans les mots pour dire son secret, l’agression dont elle a été la victime et, désormais libre, naître à l’amour. Dans le silence de garrigue du Karst, quand le rouge auréole le soleil à la tombée de la nuit : « Dans l’incendie écarlate, elle lui donne, un instant, l’impression inattendue d’être une adulte, presque une personne d’un certain âge. En même temps, il émane d’elle l’onde discrète d’une délivrance. Une joie folle. Un souffle de fraîcheur qui va franchir le coucher de soleil sanglant et permettre la naissance de nouvelles choses. Car, pour les vivants, un coucher de soleil rouge peut aussi être une aurore. »
« Arrêt sur Ponte Vecchio ». En fin d’ouvrage, le temps d’un voyage entre Trieste et Florence, d’une rencontre impromptue avec un monsieur auquel « les mots slovènes donnent le mal de mer », le récit esquisse l’histoire de la Trieste slovène, de l’irrédentisme, des épreuves et humiliations endurées. Et d’évoquer l’espoir d’être un jour, Italiens et Slovènes de Trieste, sur un pied d’égalité. Et d’envisager une « Europe des régions, telle que l’a rêvée Denis de Rougemont ; une Europe dans laquelle […] tous ceux qui s’efforcent de sauver leurs langues menacées verront reconnue leur identité. Et je me suis dit que, nous, les deux populations qui vivent en symbiose chez nous à Trieste depuis une bonne douzaine de siècles, nous sommes appelés à préparer dès aujourd’hui l’Europe de demain ».
À Florence donc pour retrouver Dante et sa dénonciation de la trahison de la langue maternelle formulée dans son Banquet : « Si la langue maternelle est vilaine en quelque chose, elle l’est seulement dans la bouche prostituée des traîtres qui la trouvent vilaine ! » D’aucuns croiront l’histoire inventée : « Et voilà, il était encore une fois étrangement vrai que la vie réelle est souvent plus étonnante que les histoires inventées. » Il est temps de revenir au début de ce recueil qui fonctionne tel un roman d’apprentissage, nous faisant traverser les âges de l’auteur.
« Un bûcher dans le port ». Au seuil du livre, c’est l’enfant qui fait le récit de l’incendie du centre culturel slovène Narodni Dom le 13 juillet 1920 : « [I]l n’y avait pas de soir et on avait l’impression qu’il n’y aurait pas de nuit, à cause d’un nuage au-dessus des maisons, rouge, comme imbibé de sang. » Boris Pahor enfant assiste à la scène traumatisante qui hante pratiquement tous ses textes, explique son engagement dans la résistance contre le fascisme et sa longue attente. Le 13 juillet 2020, soit jour pour jour 100 ans après l’incendie, Sergio Mattarella et Borut Pahor, présidents respectivement de l’Italie et de la Slovénie, dirigent la cérémonie de restitution du bâtiment à la communauté slovène et décorent l’écrivain résistant Boris Pahor. Son vœu le plus cher enfin exaucé, le pèlerin parmi les ombres nous a quittés, libre, un jour de mai 2022.
À noter :
Les œuvres de Boris Pahor en français sont publiées pour l’essentiel aux Éditions Phébus. Parmi les indispensables : Boris Pahor et Tatjana Rojc, Così ho vissuto. Biografia di un secolo (Bompiani, 2013) ainsi que l’ouvrage collectif publié sous la direction de Walter Chiereghin et Fulvio Senardi, Boris Pahor. Scrittore senza frontiere. Studi, interviste e testimonianze (Mladika, 2021).
Christophe Solioz
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