Louis Aragon a toujours dessiné : on trouve dans les lettres et les manuscrits de la période de guerre (la première) puis dans la période Dada de très nombreux croquis de personnages, des autoportraits, nés de ratures ou de lignes enchevêtrées, mais aussi d’actes volontaires de représentation. On trouve ainsi dans les Lettres à André Breton[1] une vue par la fenêtre qui fait songer à certains tableaux de Matisse, un cheval, des cadavres exquis à visée drolatique, des dessins automatiques, des jeux typographiques, des dessins de paysages d’Allemagne (où il séjourne en 1922), une copie d’une œuvre de Georg Tappert, des ornements, une vue en perspective du café du Commerce à Paris en 1924 – avec le détail des chaises, des miroirs, de l’horloge, des colonnes –, des croquis de statues africaines, rendues d’abord par assemblage de blocs de noir, puis succinctement tracées de face et de profil… De même, dans d’autres ensembles de correspondance[2], on découvre des cartes postales avec du dessin à la plume en surimpression, un collage soigné représentant Harold Lloyd, l’ébauche d’une copie des Baigneuses de Renoir, une « petite fille dans le beau jardin » dédicacée à André Breton et qui tente d’attraper une colombe, une sorte de nu cubiste, un dessin plus précis de maison et de végétation à la mine de plomb… Les manuscrits, notamment surréalistes, sont eux aussi parfois ponctués et ornés de dessins à la plume, improvisés au fil du récit ou du poème.
Cet intérêt pour le dessin a trouvé écho dans la pensée esthétique d’Aragon, qui toute sa vie revient méthodiquement sur la signification politique du dessin (présenté dans les années 1950 comme plus accessible, plus populaire et plus lisible que la peinture), y consacre de nombreux textes dans les Lettres françaises[3] et dans ses chroniques esthétiques, tout en regardant de très près la pratique graphique des artistes, des sculpteurs et des peintres. Aragon, au sein d’un groupe où le dessin est une pratique courante, fut très tôt le témoin de la vertigineuse facilité du tracé chez André Masson, inventeur du dessin automatique et illustrateur de certains de ses récits érotiques (il le fut plus tard de certains romans réédités dans les Œuvres romanesques croisées), mais aussi chez Picasso, qu’il ne quitta pas des yeux, et auquel il demanda justement, en mars 1953, de proposer un dessin de Staline. Il avait pu observer également le travail dessiné de Matisse en 1941. La force de cette rencontre (Matisse dessina une vaste série de portraits d’Elsa Triolet et d’Aragon) et l’intensité des propos sur le dessin au fusain révèlent une curiosité qui dépasse la simple description technique.
Aragon parle en effet du dessin comme s’il s’agissait d’une autre écriture, d’une autre forme de vie et de réalisme : cela se lit assez clairement dans l’hommage dithyrambique à André Fougeron, en 1947, mais aussi dans L’Exemple de Courbet, en 1952, par lequel Aragon édite pour la première fois des carnets de dessins d’un artiste d’abord connu pour ses peintures et dont les œuvres graphiques révèlent, selon lui, la vraie nature en traduisant son lien au réel. Directeur des Lettres françaises, Aragon fait en sorte que l’on y parle régulièrement des œuvres dessinées (David d’Angers, par exemple, en 1955 et 1956, présenté comme sculpteur, graveur et dessinateur), le trait ayant sur la page un effet visuel bien plus puissant que la peinture reproduite en niveaux de gris. Les années passant, Aragon associe de plus en plus fréquemment tout travail éditorial à la recherche du contact entre l’écriture, la photographie et la peinture, entre le dit et le vu : ainsi des illustrations des Œuvres romanesques croisées mais aussi de L’Œuvre poétique, publications monumentales où les images rythment et commentent les événements, font battre le cœur du temps, donnent la couleur et l’atmosphère des textes. Entre ces deux entreprises, deux œuvres majeures marient le texte et le dessin, l’imprimé et le manuscrit : Les Incipit, en 1969 (avec un dessin de frontispice d’Aragon mais aussi des écritures manuscrites), et Henri Matisse, roman, en 1971. La pratique parallèle du dessin semble s’être sinon absentée, du moins atténuée, jusqu’à ce qu’Aragon, en 1968, offre à Elsa un étrange album de souvenirs, dans lequel les photographies des membres directs ou indirects de sa famille complexe se trouvent remplacées par des textes courts, des poèmes, des dessins mono- ou polychromes, à la plume ou au feutre. L’opération de substitution s’effectue alors de l’image vers le manuscrit mais aussi vers le dessin, comme autre forme de construction du sens, une phase supplémentaire de la métamorphose du geste d’écrire[4].
En 1975, lorsque Aragon offre Le Cadeau à Jean à cet homme qu’il aime, le dessin est devenu une pratique régulière chez Aragon, lui qui par ailleurs a laissé se propager, à partir d’un portrait d’Elsa, rue de Varenne, une impressionnante suite d’images constituée de cartes postales, d’illustrations, de papiers découpés, de dessins, de photographies, de lettres et de manuscrits, dans une très intuitive fusion colorée des langages et des manières de dire. Jean Ristat, le destinataire de ce cadeau, souligne avec raison, dans le petit livret qui accompagne le fac-similé, qu’« Aragon reste un écrivain quand il dessine » et souligne une forme de libération dans les couleurs : « L’album de la Saint-Jean (J.R -75-) montre une palette plus étendue. [Aragon] a à sa disposition une boîte de feutres. Il aime les couleurs éclatantes et flamboyantes. Il recourt également à la technique du collage. La plupart de ses manuscrits ne sont-ils pas d’immenses collages ? Il remplace souvent une phrase ou un paragraphe par une bande de papier qu’il scotche sur le passage à corriger. »
De très belle facture, le fac-similé des Éditions Helvétius offre de fait à chaque page la surprise d’une vitalité et d’une inventivité jouissives : le dessin peut sembler au premier abord maladroit, mais on perçoit progressivement qu’il vise une forme d’efficacité. Ce que l’on perçoit surtout dans le trait, la couleur, la composition et l’ajout des textes, c’est une liberté absolue du geste : le dessin sera ce qu’il sera, en fonction de l’émotion, du lieu, de la lumière : un amant endormi dont le buste dépasse des draps, un « requin-requiem » (qui ouvre d’ailleurs le carnet), une plaisanterie sur le sexe-oiseau, prolongée par une rêverie sur Icare mangé par des volatiles, des scènes érotiques, des aphorismes illustrés, des portraits, des autoportraits, des paysages, des scènes de plage, des jeux de mots souvent liés à la dislocation de certains noms ou de certaines expressions, le retour d’images surréalistes (l’homme acéphale, figure importante du Paysan de Paris), des blasons du corps et du sexe masculins, des portes qui s’ouvrent par collage et pliage, des figures de la mythologie, présentes ici comme elles l’étaient dans Théâtre / Roman en 1974.
Scènes assumées d’une sexualité encore difficile à exposer en 1975, ces pages sont des instants de vie portés par la couleur : celle-ci, de feutre, de crayon ou de craie d’art, est élaborée en superpositions nerveuses et rapides ou en juxtapositions d’arabesques : noir sur bleu sur rose sur vert sur bleu dans « À quoi rêve-t-il ? », bleu de feutre sur craie noire sur craie rose pour « Il faut savoir couper », filaments de vert dur sur orange sur noir sur vert pomme avec des rehauts de bleu clair pour « Le diamant appelé solitaire » : l’œil s’affole un peu parfois devant la saturation, les reprises, les déséquilibres, mais se surprend ailleurs à se stabiliser devant un travail consacré à un corps d’or et de sang. Amusements fébriles d’un vieil homme perdu entre le langage et les images ? Certainement pas : l’ensemble frappe par la cohérence du délire, l’humour et la connivence avec les modèles, la force des impulsions graphiques, l’évidence des attractions et le dur désir de dessiner le désir. Le bal des dessins et des corps s’achève logiquement, pour la Saint-Jean, puisque tout est jeu de mots (dont certains resteront pour les lecteurs assez énigmatiques), en un gigantesque incendie projeté sur les témoins (« Préparatifs pour une Saint-Jean »), une sorte de « feu de joie ». Dans les termes mêmes, un retour de flamme pour un retour aux sources. On salue donc cette édition intégrale du carnet de la Saint-Jean qui, loin d’être anecdotique, confirme la fertilité de cet autre langage, fût-il secret, chez l’un des écrivains les plus importants du XXe siècle.
[1]. Louis Aragon, Lettres à André Breton (1918-1931), édition établie, présentée et annotée par Lionel Follet, Gallimard 2011.
[2]. Louis Aragon, Papiers inédits. De Dada au surréalisme (1917-1931), édition établie, présentée et annotée par Lionel Follet et Édouard Ruiz, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 2000.
[3]. Hebdomadaire consacré à la politique et aux arts, dirigé par Aragon de 1953 à 1972.
[4]. Voir à ce sujet notre article « Aragon dessinateur ou l’autre geste d’écrire » dans les Cahiers Aragon, no 1, 2016.
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