« Quand l’homme, par l’oppression et la terreur, tombe comme en dehors de soi, là où il perd toute perspective, tout repère et toute différence, ainsi livré à un temps sans délai et qu’il endure comme la perpétuité d’un présent indifférent » (Maurice Blanchot, « L’expérience limite »), quels sont ses recours pour se tenir encore, si peu qu’il le puisse, dans les marges du monde humain ?
La magnifique et émouvante exposition « Les manuscrits de l’extrême », que sa commissaire, Laurence Le Bras, nous présente ici, a été le point de départ de ce dossier : au cœur même de cette expérience de solitude extrême, de destruction de la capacité à s’adresser à autrui parfois, d’une pulvérisation de toutes les représentations, quand l’homme est le plus nu, le plus exposé non seulement à la mort mais à une mort psychique, comment trouve-t-il encore à résister, à protester de son humanité ?
Il advient que même les mots se perdent, que seul un cri puisse subsister. Ou le silence. Car dans la plupart des cas, cette expérience ne peut donner lieu à la création que dans un après-coup plus ou moins long, parfois même reporté au plus loin, délégué à la génération suivante (ou à la suivante encore), à distance de ces désastres. Le dénuement de la prison, la torture, la déportation, la passion amoureuse, la folie et son frôlement, les addictions intenses, les éléments déchaînés dans des catastrophes naturelles, la grave maladie, – toute circonstance qui nous décape et nous défait jusqu’aux bords d’une sidération qui ne cesserait pas –, trouvent rarement à se dire ou à se représenter dans l’immédiateté : il faudrait pouvoir recomposer en soi un espace de métaphorisation, et surtout une adresse possible vers un autre intime capable d’accueillir ce silence effroyable qui se fait alors en nous.
Et pourtant, il y a urgence à résister. Une urgence qui ne pourra plus que se répéter sans fin, obligeant à reprendre sans cesse ce processus psychique de franchissement au-delà des limites, dans un « dialogue avec le passé qui n’a plus lieu et qui n’aura jamais lieu », selon la formulation percutante de Thomas Bernhard, cité ici par Anne Brun, qui ajoute : « Il s’agit de pouvoir naître enfin à soi-même… »
Annie Franck
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