Une humanité diminuée ?
Pour ceux qui suivent les ouvrages de Sadin, le lien se fait assez aisément entre ce dernier essai et L’Humanité augmentée (L’Échappée, 2013) – à ceci près que le point de vue du philosophe, d’abord curieux et prospectif, s’est transformé en un regard inquiet et alarmiste : l’ordinateur et le téléphone, conjugués à divers phénomènes de mode au cinéma, ont construit ou reconstruit l’idée d’un individu doté de super-pouvoirs. Une ancienne publicité d’un grand opérateur français filmait cela, au début des années 2000, jouant des effets spéciaux pour promouvoir les pouvoirs nouveaux que le téléphone et les services associés donnaient soudain à l’individu. La modification de la psyché par les machines, qui ont combiné de 1997 à nos jours les charmes de la puissance de calcul, du tactile, du design, du nomade, devient ici un problème majeur, aux frontières du fantasme collectif de vivre dans de la science-fiction, du problème de santé publique et de l’imaginaire de soi, dans un contexte de diffuse oppression et de paupérisation grandissante des classes sociales. C’est une humanité diminuée qui apparaît en 2020, dévorée de l’intérieur par des addictions empilées, dépendante de sensations d’autosatisfaction, avalée et affaiblie par le croisement d’effets d’immersion.
Le monstre ébouriffé : l’individualisme
Éric Sadin retrouve, en bon marxiste, la cible centrale des communistes des années 1930 qui, à l’instar d’Aragon, cherchaient à abattre « ce monstre ébouriffé » de l’individualisme1. Mais cette fois, en 2020, le pouvoir de l’individu se trouve décuplé par le smartphone et propulsé avec enthousiasme, narcissisme ou rage sur toutes les surfaces éditoriales disponibles d’un coup de phalange, amplifié et caressé par des doigts désormais rodés à l’usage du swipe et par un ego gonflé à l’hélium. Euphorique, l’individu bercé par ce plaisir ne voit pas tout de suite que les applications et services qui lui vendent un service sur mesure, mesurent en réalité exactement ses habitudes de consommation, ses comportements et opinions au profit d’un mécanisme économique sous-jacent fondé sur la collecte des données individuelles. Mais peu importe, pense la monade : je ne médite pas, je m’édite.
« Le propre du smartphone, c’est qu’il allait donner une nouvelle impulsion à la sensation de centralité de soi éprouvée depuis le tournant des années 2000, ne se contentant plus de simplifier les usages, mais encourageant les individus à entreprendre avec ce qui leur était mis dans la main : un sceptre de verre et de métal dotant de quantité de pouvoirs à même de les rendre toujours plus rois de leur vie – en ayant recours au régime privé à cette fin. »
De « YouTube » à « YouPorn » et « Tinder », l’individu entre dans le système tout en ayant la sensation d’un infini, d’un monde en expansion permanente dont il peut profiter gratuitement, au-delà mais toujours à partir de lui-même. Invité constamment à promouvoir ses choix et ses opinions dans un système de communication taillé pour cela, chaque individu lance ce qu’il croit être son étincelle dans un monde où le quart d’heure de célébrité démultiplié à l’infini lui donne la sensation d’être l’homme de Vitruve. Le résultat est que ce chant individuel, croisant les millions d’autres chants, génère dans l’espace des affaires publiques la période la plus instable et la plus ingouvernable des derniers siècles.
Un monde blessé
Ceci n’est pas sans conséquences dans un monde blessé, laminé par les soubresauts de la crise de 2008, où les humiliations subies par chacun trouvent dans le numérique des réseaux un exutoire symptomatique. Bercé par l’illusion d’une autosuffisance, d’une forme d’autarcie créée par le lien homme-machine, chacun pense soudain avoir dans Facebook, dans Twitter, dans Instagram, la possibilité d’incarner un acte démocratique d’expression libre. Et Sadin de fustiger la prétention émancipatrice d’un Assange, qu’il oppose à Snowden sur ce point :
« Assange, qui s’imaginait inaugurer une nouvelle posture politique uniquement vouée à procéder à l’infiltration de serveurs et entendait s’imposer comme la grande figure iconoclaste de l’époque, fut comparé à un “Christ des temps modernes”, sachant exploiter le “Super-Empowerment” dorénavant mis entre les mains de chacun, soit la capacité d’un individu, ou d’un groupe, à utiliser ou à détourner certaines techniques en vue de prétendre davantage peser sur le cours des choses autant que faire trembler l’ordre établi. »
L’essayiste douche ainsi l’espoir d’une sorte d’émancipation politique par les réseaux, saccage l’excitation fausse d’une « démocratie du clic » et casse l’illusion lyrique d’un système personnalisé, adapté aux ambitions délirantes du moi de chacun. C’est qu’il ne s’agit ni de politique, ni de démocratie, mais bien plutôt d’un épanchement parfois nauséeux de l’espace privé dans l’espace public. Les entreprises du numérique déploient sur cette illusion un « capitalisme des affects » parfaitement assumé qui capte les émotions et rentabilise les indignations ou les cycles d’autosatisfaction.
« Alors, on constate dans la plus grande désolation que c’est l’expérience de la vie en commun fondée sur la libre expression des subjectivités et leur association à des fins constructives qui a été sapée à la racine pour produire son renversement absolu dans une sorte de joyeuse et permanente fête collective – à laquelle on assiste néanmoins en solitaire derrière son écran – de la satisfaction mutualisée de soi et de la bonne conscience généralisée. »
Menaces inédites
Dans un monde soumis à des menaces inédites, où chacun se pense roi, les réseaux servent de refuges, de lieux asilaires d’où la parole, plus ou moins anonyme, se déploie dans un gigantesque et confus gazouillis. L’illusion d’une proximité visuelle avec les hommes et femmes puissants fait toucher du doigt l’idée que l’on pourrait intervenir dans le réel, au prix d’une grotesque « bataille de sa propre opinion » au sein d’un paysage social atomisé. Ce que pointe Sadin avec vivacité, c’est ce transfert du régime privé de l’entreprise vers la sphère de l’individu qui construit l’idée d’une start-up de soi, parfaitement assimilée par les « youtubeurs » et autres « instagrameurs ». L’inquiétude, qui habite cet essai comme les deux précédents, pointe ici la destruction du lien entre les personnes constitutives du monde commun. Concentrés sur la sphère intime et connectés au vaste monde, le réseau et l’application élaborent depuis plus de dix ans la boursouflure de la parole jetée en plein vent et le déni d’autrui. L’indignation n’est pas dans ce contexte un réflexe de résistance.
La résistance fantasmée est vocifération, bruit égotiste, manifestation d’un soi potentiellement complotiste, négationniste et parfois fasciste, qui favorise toutes les dérives guerrières et une forme larvée de terrorisme ou de guérilla numérique.
Le service sur mesure des réseaux géants construit les séparatismes en faisant descendre le concept même de démocratie, de l’expression collective d’un choix de société, vers l’atome du cri individuel érigé en pseudo-vote. Le réseau fait proliférer, le réseau relie, mais il ne relie que des intentions isolées, des colères, de ressentiments qui tournent en boucle sur leur propre désarroi, sapant l’idée même de pétition sur un terrain devenu ingouvernable, que Sadin décrit comme un monde à la limite de l’implosion et de l’embrasement.
Misère du monde
À une démocratie fictive faite d’une cacophonie rageuse de paroles isolées, Éric Sadin, qui avait conclu son ouvrage précédent par une convocation des responsabilités sociales, humanistes et politiques des élus, en appelle ici à une « politique du témoignage » et semble déplacer sa propre méthode de lecture, fondée sur l’observation scientifique et technique, vers une sociologie bourdieusienne de l’enquête de terrain. Autrement dit, un retour au réel après deux décennies d’illusion post- ou transhumanistes. Précisons qu’il ne s’agit pas ici d’un essai prônant un abandon de ces technologies, un retour à la bougie et à la plume d’oie. Le regard est ici celui de l’architecte qui surveille l’évolution d’une autre forme de témoignage : celle des « témoins » que l’on pose sur les fissures des bâtiments anciens. Précis et implacables, ces marqueurs indiquent l’écart grandissant des failles dont on n’aperçoit pas tout de suite l’importance, et qui préfigurent l’écroulement des structures fondamentales.
1. Louis Aragon, préface aux Voyageurs de l’impériale (Gallimard, 1942), 1965.
Luc Vigier
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